1er mai 1750.

Nous avons reproché à l’auteur de l’Esprit des Lois, d’avoir dit que les lois civiles de quelques pays peuvent avoir eu des raisons pour flétrir l’homicide de soi-même ; mais qu’en Angleterre on ne peut pas plus le punir qu’on punit les effets de la démence ; que chez les Anglais l’homicide de soi-même est l’effet d’une maladie ; que cette action tient à l’état physique de la machine, et est indépendante de toute autre cause. L’auteur continue à penser sur l’article des Anglais comme dans son livre, ce qui fait horreur ; mais le texte que nous venons de rapporter va plus loin. On n’y blâme l’homicide de soi-même que pour quelques pays qui peuvent avoir eu des raisons de le flétrir. Ce qui suppose que dans presque toute la terre l’homicide de soi-même ne doit point être flétri.

L’auteur essaye de se justifier sur l’article de la polygamie ; mais qu’il se justifie mal ! Il passe sous silence le reproche d’avoir dit que la loi qui ne permet qu’une femme est conforme au physique du climat de l’Europe et non au physique du climat de l’Asie ; que c’est pour cela que le mahométisme a trouvé tant de facilité à s’établir en Asie, et tant de difficulté à s’établir en Europe ; que le christianisme s’est maintenu en Europe, et a été détruit en Asie ; et qu’enfin les mahométans font tant de progrès à la Chine et les chrétiens si peu. Ce texte ne méritait-il aucune réponse ? En voici un autre que nous avions omis. L’auteur dit que « dans les pays du midi il y a dans les deux sexes une inégalité naturelle. Que les femmes y sont nubiles à huit, neuf et dix ans, et qu’elles sont vieilles à vingt ans ». Sur quoi il fait observer que « les femmes n’ayant plus alors les agréments de la beauté, il est très-simple qu’un homme, lorsque quelque loi civile ne s’y oppose pas, quitte sa femme pour en prendre une autre, et que la polygamie s’introduise ». N’est-ce pas justifier les abus que d’en chercher la raison dans la nature, et de dire qu’il est très-simple de les suivre ? Nous avons reproché à l’auteur d’avoir dit que la loi de la polygamie est une affaire de calcul. Il répond que c’est le titre d’un chapitre, et que ce titre ne doit pas avoir un sens plus étendu que celui qu’on lui donne dans le chapitre même. Eh bien ! en résultera-t-il que nous avons eu tort de nous plaindre ? Voyons. Après avoir dit que dans les climats froids de l’Asie, il naît plus de garçons que de filles, l’auteur ajoute : C’est, disent les Lamas, la raison de la loi qui chez eux permet à une femme d’avoir plusieurs maris ; sur quoi il nous renvoie à une note marginale, où il dit qu’un des deux mahométans arabes qui allèrent aux Indes et à la Chine au IXe siècle, prend cet usage pour une prostitution ; parce que rien ne choquait tant les idées mahométanes. Mais pourquoi cette abomination paraît-elle si peu choquer les idées chrétiennes de l’auteur. Un disciple de Jésus-Christ doit-il être moins frappé qu’un disciple de Mahomet, d’une pareille prostitution ? L’auteur continue, et dit : « J’ai peine à croire qu’il y ait beaucoup de pays où la disproportion soit assez grande pour qu’elle exige qu’on y introduise la loi de plusieurs femmes ou la loi de plusieurs maris. Cela veut dire seulement que la pluralité des femmes, ou même la pluralité des hommes, est plus conforme à la nature dans certains pays que dans d’autres. » Donc s’il y a des pays où il naisse plus de garçons que de filles, cette disproportion exigera qu’on y introduise la loi de plusieurs maris. Nonobstant tout cela, l’auteur veut qu’on le trouve innocent. Il a fait, dit-il, un chapitre exprès, où il traite de la polygamie en elle-même, et où il la blâme. S’il blâme la polygamie, pourquoi dit-il que c’est une affaire de calcul ? Pourquoi dit-il que la pluralité des maris est plus conforme à la nature dans certains pays que dans d’autres ? Pour que l’on pût dire de la pluralité des maris, qu’elle est plus conforme à la nature dans certains pays que dans d’autres, il faudrait qu’il y eût des cas où cette monstrueuse polygamie pût être conforme à la nature ; mais il n’y en a point. Loin d’être conforme à la nature, elle en sera toujours le déshonneur ; et ce sera toujours par un oubli des premières lois de la nature, qu’il se trouvera des peuples assez grossiers pour introduire chez eux une aussi honteuse prostitution. L’auteur l’a blâmée dans un endroit de son livre, et nous l’accusions de ne l’avoir pas fait. Sur cet article il a raison de se plaindre. Voici de quelle manière la chose est arrivée. Un ami qu’on avait prié de lire la feuille avant d’être imprimée, mit en note que « la polygamie d’une femme qui a plusieurs maris, est un désordre monstrueux, qui n’a été permis en aucun cas, et que l’auteur ne distingue en aucune sorte de la polygamie d’un homme qui a plusieurs femmes ». Par l’auteur, l’ami entendait l’auteur de la feuille, qui n’avait pas fait sentir combien la polygamie d’une femme qui a plusieurs hommes, est plus honteuse que l’autre. Mais celui qui fut chargé de faire imprimer, crut que la note regardait l’auteur de l’Esprit des Lois, et mit sur son compte ce que l’on disait de l’auteur de la feuille ; on inséra donc cette note dans le texte, et on le fit si mal, que la réflexion qui vient après, forme un sens ridicule. En retranchant la note qui a été insérée dans le texte, tout devient clair et se suit naturellement.

L’auteur se plaint encore de ce que nous lui attribuons d’avoir dit que la religion doit permettre la polygamie dans les pays chauds, et non pas dans les pays froids. Nous avons cru que c’était ce qu’il voulait faire entendre, quand il a dit que la loi qui ne permet qu’une femme, est conforme au physique du climat de l’Europe, et non au physique du climat de l’Asie ; que c’est pour cela que le mahométisme a trouvé tant de facilité à s’établir en Asie, et tant de difficulté à s’établir en Europe ; que le christianisme s’est maintenu en Europe, et a été détruit en Asie ; et qu’enfin les mahométans font tant de progrès à la Chine, et les chrétiens si peu. A quoi bon ces réflexions, si ce n’est pas pour dire que la religion doit s’accommoder au climat, si elle veut s’y établir ou s’y conserver ?

L’auteur de la Défense fait un titre particulier du climat ; mais il n’ose rapporter les endroits sur lesquels on l’a relevé. Il affaiblit, il déguise, et ne dit presque que des choses vagues ; c’est-à-dire qu’il ne répond point. Il répond encore plus mal sur l’article de la tolérance. Nous avons cité de lui un fort long texte, dont Spinosa se glorifierait. L’auteur en rapporte les premières lignes : « Lors, dit-il, que les lois de l’État ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent aussi à se tolérer entre elles. » L’auteur ne va pas plus loin, et, d’un air aussi aisé, il dit : « On prie de lire le reste du chapitre. » Pour épargner au lecteur la peine de l’aller chercher, nous le transcrirons de nouveau. Le voici : « C’est un principe, que toute religion qui est réprimée devient elle-même réprimante. Car sitôt que par quelque hasard elle peut sortir de l’oppression, elle attaque la religion qui l’a réprimée, non pas comme une religion, mais comme une tyrannie. Il faut donc que les lois exigent de ces diverses religions, non-seulement qu’elles ne troublent pas l’État, mais aussi qu’elles ne se troublent pas entre elles. Un citoyen ne satisfait pas aux lois, en se contentant de ne pas agiter le corps de l’État ; il faut qu’il ne trouble pas quelque citoyen que ce soit. Comme il n’y a guère que les religions intolérantes qui aient un grand zèle pour s’établir ailleurs, parce qu’une religion qui peut tolérer les autres ne pense guère à sa propagation, ce sera une très-bonne loi civile, lorsque l’État est satisfait de la religion déjà établie, de ne point souffrir l’établissement d’une autre. »

Voilà le chapitre que l’auteur prie de lire tout entier. Il n’a osé le rapporter ; et sachant qu’il est peu de lecteurs qui veuillent se donner la peine de suivre une dispute, il couvre sa retraite d’un air de sécurité. On n’imagine pas qu’un auteur prie de lire un chapitre qui lui fait son procès. L’auteur de la Défense est plein de ces petits artifices. Les trois quarts et demi des lecteurs s’y laissent prendre. Dans la recherche qu’a fait des lois notre jurisconsulte, en a-t-il trouvé quelqu’une qui permette d’abuser ainsi de la crédulité des hommes ? Il poursuit, et dit : « On a beaucoup crié sur ce que l’auteur a ajouté... Voici donc le principe fondamental des lois politiques en fait de religion : quand on est le maître dans un État de recevoir une nouvelle religion ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l’y établir. Quand elle y est établie, il faut la tolérer (Sup., p. 177). » Ce texte, quand il serait seul, dit à qui veut l’entendre, qu’il faut fermer la porte à la religion chrétienne dans tous les États où elle n’est pas encore établie. Mais ce texte réuni avec tout ce qui précède, ne permet pas de douter que la religion chrétienne ne soit confondue avec toutes les autres. Cependant l’auteur veut nous persuader que l’on a pris l’alarme bien mal à propos. « On objecte, dit-il, que l’auteur va avertir les princes idolâtres de fermer leurs États à la religion chrétienne. Effectivement (ajoute-t-il) c’est un secret qu’il a été dire à l’oreille au roi de la Cochinchine. » Nous ne savons pas ce que penserait le roi de la Cochinchine de l’avis que l’auteur donne aux princes infidèles ; mais nous sommes assurés que l’empereur de la Chine lirait avec plaisir ce que nous allons transcrire du livre de l’Esprit des Lois (liv. XXV, ch. XV). L’auteur parlant de la propagation de la religion, dit : « Tous les peuples d’Orient, excepté les mahométans, croient toutes les religions en elles-mêmes indifférentes... Mais il n’en résulte pas qu’une religion apportée d’un pays très-éloigné et totalement différent de climat, de mœurs et de manières, ait tout le succès que sa sainteté devait lui promettre. Cela est surtout vrai dans les grands empires despotiques : on tolère d’abord les étrangers, parce qu’on ne fait point d’attention à ce qui ne paraît pas blesser la puissance du prince ; on y est dans une ignorance extrême de tout. Un Européen peut se rendre agréable par de certaines connaissances qu’il procure ; cela est bon pour les commencements ; mais sitôt que l’on a quelque succès, que quelque dispute s’élève, que les gens qui peuvent avoir quelque intérêt sont avertis, comme cet État par sa nature demande surtout la tranquillité, que le moindre trouble peut le renverser, on proscrit d’abord la religion nouvelle et ceux qui l’annoncent. Les disputes entre ceux qui prêchent, venant à éclater, on commence à se dégoûter d’une religion dont ceux mêmes qui la proposent ne conviennent pas. » L’empereur de la Chine serait-il mécontent d’un auteur qui décrit de la manière qu’on vient de lire ce qui s’est passé à la Chine au sujet de la religion chrétienne ? « Quand on est le maître, dans un État, de recevoir une nouvelle religion, ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l’y établir. » Le nouvel empereur de la Chine a suivi ce plan, que notre jurisconsulte appelle le principe fondamental des lois politiques en fait de religion. Loin de plaindre un pays dont on bannit Jésus-Christ et son Évangile, on sent que l’auteur applaudit à la fausse sagesse d’une cour qui craint le glaive que Jésus-Christ est venu apporter sur la terre, et qui sacrifie au repos mal entendu d’un État, des biens infiniment plus précieux que tous les royaumes et tous les empires. L’auteur se défend d’être sectateur de la religion naturelle : ici son langage le décèle. Il n’a pas été dire son secret à l’oreille au roi de la Cochinchine ; mais son livre parle pour lui à tous les princes infidèles.

L’auteur veut que les lois empêchent de troubler quelque citoyen que ce soit sur l’article de la religion. Il est bien juste que l’auteur qui parle si souvent pour les autres, ne s’oublie pas lui-même. Il prétend qu’il est de l’intérêt de l’État de ne pas gêner les esprits. Si on l’en croit, la manière dont nous l’avons critiqué est la chose du monde la plus capable de borner l’étendue et de diminuer la somme du génie national. « Il n’y a point, ajoute-t-il, de génie qu’on ne rétrécisse, lorsqu’on l’enveloppera d’un million de scrupules vains... Il n’y a ni science ni littérature qui puisse résister à ce pédantisme (Sup., p. 202). » Spinosa dit la même chose, qu’on doit laisser la liberté du raisonnement : « qu’elle est très-importante et très-nécessaire pour les sciences et pour les arts, qui ne peuvent être cultivés avec succès que par ceux qui sont libres de préjugés et de contrainte ». Spinosa parle ainsi dans le vingtième chapitre de son livre, fait pour prouver que, « dans une république libre, il doit être permis d’avoir telle opinion que l’on veut, et même de la dire ».

Nous ne suivrons pas l’auteur dans les réflexions qu’il fait sur ce qu’il appelle « erreur particulière du critique ». Nous prions seulement de comparer la réponse de l’auteur avec notre texte, et l’on verra si nous avons eu tort d’entendre de la religion chrétienne ce qu’il prétend n’avoir dit que de la religion judaïque et de la religion mahométane.

Sur l’article du mariage, dont l’auteur rapporte l’établissement à l’obligation qu’a le père de nourrir ses enfants, nous avons dit : « Un chrétien rapporterait l’institution du mariage à Dieu même, qui donna une compagne à Adam, et qui unit le premier homme et la première femme par un lien indissoluble, avant qu’ils eussent des enfants à nourrir. »

L’auteur répond : « Qu’il est chrétien, mais qu’il n’est point imbécile ; qu’il adore ces vérités, mais qu’il ne veut point mettre à tort et à travers toutes les vérités qu’il croit ; que l’empereur Justinien était chrétien, et son compilateur aussi ; que cependant ils définissent le mariage, l’union de l’homme et de la femme, qui forme une société individuelle ; qu’il n’est jamais venu dans la tête de personne de leur reprocher de n’avoir pas parlé de la révélation (Sup., p. 183) ».

Voilà bien du feu, mais il est aisé de l’éteindre. La définition que Justinien donne du mariage est très-sensée et conforme à la révélation. Si on avait demandé à Justinien ce qui a fait établir le mariage, il n’aurait pas répondu comme l’auteur de l’Esprit des Lois, que, c’est l’obligation naturelle qu’a le père de nourrir ses enfants. On est époux avant d’être père, et on peut être époux sans être père. L’obligation qu’a le père de nourrir ses enfants est une suite du mariage ; mais la cause de son institution est la naissance des enfants. Quand Dieu eut donné une épouse à Adam, il dit : Croissez et multipliez. Si l’auteur l’avait dit, personne ne l’aurait pris pour un imbécile, et l’on aurait reconnu à ce langage le langage d’un chrétien.

Vient enfin l’article de l’usure, où l’auteur de la Défense se croit à l’aise. Il y emploie quarante pages en raisonnements. Nous lui avons reproché d’avoir dit : « Il est clair que celui qui a besoin d’argent doit le louer, comme il fait toutes les choses dont il peut avoir besoin... c’est bien une action très-bonne de prêter à un autre son argent sans intérêt ; mais on sent que ce ne peut être qu’un conseil de religion, et non une loi civile. »

S’il y a texte au monde qui soit clair, c’est celui-ci. Cependant l’auteur prétend que, quand il a dit que le prêt sans intérêt ne peut être qu’un conseil de religion, il n’a parlé du prêt que dans son rapport avec le commerce des divers peuples ou avec les lois civiles des Romains ; et que s’il avait parlé là nommément de la religion chrétienne, il aurait employé d’autres termes, et fait ordonner à la religion ce qu’elle ordonne, et conseiller ce qu’elle conseille (Sup., p. 187). Est-ce pour être entendu que l’auteur écrit ? Nous avons de la peine à croire qu’il s’entende lui-même. Quand il voudra, lui, qui nous renvoie à la logique naturelle, nous mettre son argument en forme, nous tâcherons de lui répondre. En attendant, nous persisterons à soutenir que l’auteur de l’Esprit des Lois permet l’usure, et qu’il ne fait du prêt gratuit qu’un conseil de religion. Autre réponse qui n’est pas plus intelligible. Nous lui avons reproché d’avoir dit qu’il est permis à un créancier de vendre le temps, et nous avons rapporté son texte, où il parle ainsi : « Celui-là paye moins, dit Ulpien, qui paye plus tard. Cela décide la question si l’intérêt est légitime, c’est-à-dire si le créancier peut vendre le temps, et le débiteur l’acheter. » L’auteur répond « qu’il ne parle que des dispositions politiques des Romains, de la loi de Flaccus et de l’opinion de Paterculus ; de sorte que cette loi de Flaccus, l’opinion de Paterculus, la réflexion d’Ulpien, celle de l’auteur se tiennent et ne peuvent pas se séparer (Sup., p. 169) ». La loi de Flaccus réduisait l’intérêt à trois pour cent. Paterculus blâmait cette loi. L’auteur l’approuve et n’y voit aucune injustice. Il s’autorise d’Ulpien, qu’il prend de travers, pour décider que le créancier peut vendre le temps, et le débiteur l’acheter : donc, nous avons eu tort de nous récrier contre une décision si contraire aux bonnes mœurs. C’est ici où il faudrait dire : « les ténèbres mêmes ne sont pas plus obscures (Sup., p. 144) ». L’auteur a cru qu’en payant de mots scientifiques, il étourdirait son lecteur ; c’est ce qu’il fait souvent dans sa Défense il rapporte de son livre des chapitres entiers, qui ne mènent à rien, et il laisse de côté les textes sur lesquels il a à se justifier.

Jusqu’à présent il n’a pas eu lieu de s’applaudir de l’apologie qu’il a voulu faire de son livre. Nous voudrions au moins qu’il pût dire qu’il nous a redressé sur un point de critique qui n’a aucun rapport à la religion : c’est l’article de Tacite. L’auteur prétend que Tacite s’est trompé lorsqu’il a dit que la loi des Douze Tables fixa l’intérêt à un pour cent. Nous soutenons que Tacite ne s’est point trompé. L’auteur entend d’un pour cent par an, ce que dit Tacite de la loi des Douze Tables. Nous soutenons qu’il faut l’entendre d’un pour cent par mois. Voyons qui a raison ; nous demandons ici un peu de patience à nos lecteurs.

Selon l’auteur, la loi des Douze Tables n’a rien statué sur l’usure, et Tacite s’est trompé en prenant pour cette loi celle que les tribuns Duellius et Ménénius firent passer l’an 398 de Rome. Où l’auteur a-t-il trouvé que la loi des Douze Tables n’a rien statué sur l’usure ? Les lois des Douze Tables existaient du temps de Tacite. Maintenant il ne nous en reste que quelques fragments. Y a-t-il quelque auteur ancien qui ait dit que les lois des Douze Tables n’avaient rien statué sur l’usure ? Il faudrait néanmoins de ces sortes de témoignages, pour les opposer à celui de Tacite, et l’auteur ne lui oppose que des conjectures. Qui se persuadera que les décemvirs, auteurs des lois des Douze Tables, n’aient rien prescrit sur une matière aussi intéressante que celle du prêt de l’argent ? Rome subsistait depuis trois cents ans : n’y avait-il point alors d’usuriers dans cette grande ville ? la cupidité en était-elle bannie ? Tacite est bien éloigné de le croire. Il nous dit dans l’endroit même qui fait le sujet de notre contestation, que l’usure était un ancien mal dans Rome ; que ce mal y avait causé bien des séditions ; que dans les temps où les mœurs étaient corrompues, l’on avait travaillé à y apporter quelque remède ; que d’abord (primo) la loi des Douze Tables défendit de prendre plus que l’usure oncière (douze pour cent) au lieu qu’auparavant l’usure n’avait d’autres bornes que celles que les usuriers voulaient y mettre ; que dans la suite les tribuns du peuple firent réduire l’usure à la moitié de ce qui avait été fixé par la loi des Douze Tables, ce qu’il appelle l’usure demi-oncière (six pour cent). Après quoi on fit défense de convertir l’intérêt en capital. C’est, à ce que nous croyons, le sens de ces paroles : postremo vetita versura ; que l’on fit encore dans les temps postérieurs bien des lois pour réprimer les fraudes des usuriers, qui par mille artifices cherchaient toujours à éluder les défenses, etc. (Annal., lib. VI, c. XVI.) Un auteur qui entre dans ce détail, et qui fait comme l’histoire de l’usure depuis la fondation de Rome, peut-on dire de lui qu’il est visible qu’il s’est trompé en prenant pour la loi des Douze Tables une loi qui fut faite quatre-vingt-quinze ans depuis, à la réquisition de deux tribuns ? N’y a-t-il point de présomption à l’auteur de l’Esprit des Lois, de prétendre mieux savoir que Tacite ce que contenait un Code que celui-ci avait sous les yeux, et que nous n’avons plus ? Un témoin qui a vu, doit être cru préférablement à cent qui n’auraient pas vu. Ajoutez que Tacite avait occupé les premières charges de la magistrature, et qu’il devait connaître les lois romaines, et en particulier celles des Douze Tables, comme un premier président du Parlement connaît l’ordonnance de Louis XIV sur le fait de la justice. Nous avons donc eu raison de soutenir que Tacite ne s’est point trompé, quand il a dit que la loi des Douze Tables avait réduit l’usure à un pour cent. Était-ce un pour cent par an ? L’auteur de l’Esprit des Lois le soutient : et nous, nous croyons que l’usure oncière était d’un pour cent par mois ; en voici la preuve.

Si l’usure autorisée par la loi des Douze Tables, n’eût été que d’un pour cent par an, aurait-on été forcé de la réduire à la moitié sur les plaintes du peuple, qui s’en trouvait accablé ? Il aurait fallu cent ans pour que l’intérêt eût égalé le capital. Où aurait-on trouvé des usuriers qui eussent voulu prêter à un denier si bas ? Par les lois romaines, l’intérêt pouvait courir jusqu’à égaler le capital, et jamais au delà. S’il avait fallu attendre cent ans pour que l’intérêt eût égalé le capital, aurait-on imaginé une loi, qui n’était faite que pour empêcher le débiteur d’être accablé ? Nous raisonnons ainsi en ne considérant que l’usure oncière ; mais quand les tribuns firent réduire l’usure à la demi-oncière, il aurait fallu deux cents ans pour égaler le capital. Il y a plus : c’est que l’usure fut réduite quelquefois au tiers de l’oncière, et dans ce cas il aurait fallu trois cents ans pour que l’intérêt eût égalé le capital. L’auteur nous renvoie aux dictionnaires ; mais le bon sens est avant les dictionnaires. S’ils ont dit ce que nous disons, ils ont bien parlé ; s’ils ont dit le contraire, il faut les réformer. L’auteur s’appuie aussi de l’autorité de Saumaise. Nous avons lu le chapitre qu’il indique ; c’est un fatras d’érudition, où Saumaise se perd dans des étymologies qui brouillent toutes les idées. Saumaise convient que Scaliger et d’autres savants prennent l’usure oncière à un pour cent par mois. En matière d’érudition Scaliger vaut bien Saumaise. Mais, encore une fois, c’est le bon sens qui doit juger entre Scaliger et Saumaise, entre nous et l’auteur. En entendant l’usure oncière de douze pour cent par an, tout s’explique de soi-même. Cette usure surchargeant le peuple, quelquefois on fut obligé de la réduire à six pour cent, qui était la demi-oncière ; d’autres fois à quatre pour cent qui était le tiers de l’usure oncière. Si l’on s’étonne que les lois des Douze Tables aient permis l’usure à douze pour cent, Saumaise répond que les Romains, qui ont emprunté des Grecs leurs lois, firent de l’usure la plus légère des Grecs, l’usure la plus forte qu’il fût permis d’exiger dans Rome. Il n’est pas douteux que le droit romain, qui était en vigueur avant Justinien, n’ait autorisé l’usure à douze pour cent par an ; tous les mois on payait un pour cent. C’est ce qu’on appelait la Centésime : on le voit en particulier dans saint Ambroise, qui dit que le capital de la somme prêtée par un usurier enfante tous les mois la centésime. Veniunt kalendœ : parit sors centesimam ; veniunt menses singuli, generantur usurae (lib. de Tobia, cap. XII). En voilà assez pour un sujet si mince. Nous ne nous y sommes arrêtés que parce que l’auteur en fait presque le capital de sa Défense.

Nous laissons sans réponse une troisième partie où cet auteur établit de grandes maximes, comme pour nous servir de leçons. C’est le Joueur de la comédie qui, après avoir perdu son argent, se fait lire Sénèque.

En répondant comme nous venons de le faire à l’auteur de l’Esprit des Lois, nous n’avons rien extrait des Lettres persanes, que le public lui attribue. Il est bon néanmoins que l’on sache que l’auteur de ces lettres fait le monde éternel (lettre CXIII), et qu’il nie la prescience de Dieu à l’égard des volontés libres de ses créatures. Il va plus loin, il met cette impiété sur le compte des Livres saints. « Les Livres des Juifs, dit-il, s’élèvent sans cesse contre le dogme de la prescience absolue. Dieu paraît partout ignorer les déterminations futures des esprits, et il semble que ce soit la première vérité que Moïse ait enseignée aux hommes. » L’auteur ajoute que si Dieu, en défendant à Adam de manger d’un certain fruit, avait connu qu’il eût dû en manger, le précepte serait absurde. C’est dans la Lettre LXIX que l’auteur vomit ces blasphèmes. Y a-t-il plus d’impiété à nier l’existence de Dieu, qu’à nier sa prescience absolue ? Saint Augustin n’y met aucune différence. Un Dieu qui ne connaît pas tout, est-il un Dieu ? Qui non est prœscius omnium futurorum, non est utique Deus (lib. de Civitate Dei, cap. IX).

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