CHAPITRE XIX. QU’EST-CE QUI EST PLUS CONVENABLE AU PRINCE ET AU PEUPLE, DE LA FERME OU DE LA RÉGIE DES TRIBUTS ?

La régie est l’administration d’un bon père de famille, qui lève lui-même, avec économie et avec ordre, ses revenus.

Par la régie, le prince est le maître de presser ou de retarder la levée des tributs, ou suivant ses besoins, ou suivant ceux de ses peuples. Par la régie, il épargne à l’État les profits immenses des fermiers , qui l’appauvrissent d’une infinité de manières. Par la régie, il épargne au peuple le spectacle des fortunes subites qui l’affligent. Par la régie, l’argent levé passe par peu de mains ; il va directement au prince, et par conséquent revient plus promptement au peuple. Par la régie, le prince épargne au peuple une infinité de mauvaises lois qu’exige toujours de lui l’avarice importune des fermiers, qui montrent un avantage présent dans des règlements a funestes pour l’avenir 2 .

Comme celui qui a l’argent est toujours le maître de l’autre, le traitant se rend despotique sur le prince même ; il n’est pas législateur, mais il le force à donner des lois.

J’avoue qu’il est quelquefois utile de commencer par donner à ferme un droit nouvellement établi. Il y a un art et des inventions pour prévenir les fraudes, que l’intérêt des fermiers leur suggère, et que les régisseurs n’auraient su imaginer : or, le système de la levée étant une fois fait par le fermier, on peut avec succès établir la régie. En Angleterre, l’administration de l’accise et du revenu des postes, telle qu’elle est aujourd’hui, a été empruntée des fermiers b .

Dans les républiques, les revenus de l’État sont presque toujours en régie. L’établissement contraire fut un grand vice du gouvernement de Rome 3 . Dans les États despotiques, où la régie est établie, les peuples sont infiniment plus heureux ; témoin la Perse et la Chine 4 . Les plus malheureux sont ceux où le prince donne à ferme ses ports de mer et ses villes de commerce. L’histoire des monarchies est pleine des maux faits par les traitants.

Néron, indigné des vexations des publicains, forma le projet impossible et magnanime d’abolir tous les impôts 5 . Il n’imagina point la régie : il fit quatre ordonnances : que les lois faites contre les publicains, qui avaient été jusques-là tenues secrètes, seraient publiées ; qu’ils ne pourraient plus exiger ce qu’ils avaient négligé de demander dans l’année ; qu’il y aurait un préteur établi pour juger leurs prétentions, sans formalité ; que les marchands ne paieraient rien pour les navires . Voilà les beaux jours de cet empereur.

a A. B. Pour des règlements.

2 Inf., XX, XIII.

b A. B. N’ont point ce paragraphe.

3 César fut obligé d’ôter les publicains de la province d’Asie et d’y établir une autre sorte d’administration, comme nous l’apprenons de Dion, liv. XLII, c. VI. Et Tacite, Ann., liv. I, c. LXXVI, nous dit que la Macédoine et l’Achaïe, provinces qu’Auguste avait laissées au peuple romain, et qui, par conséquent, étaient gouvernées sur l’ancien plan, obtinrent d’être du nombre de celles que l’empereur gouvernait par ses officiers. (M.)

4 Voyez Chardin, Voyage de Perse, t. VI. (M.)

5 Tacite, Ann., liv. XIII, c. L.

Share on Twitter Share on Facebook