Nous ne voyons point dans les histoires que les Romains se fissent mourir sans sujet ; mais les Anglais se tuent sans qu’on puisse imaginer aucune raison qui les y détermine, ils se tuent dans le sein même du bonheur 2 . Cette action, chez les Romains, était l’effet de l’éducation ; elle tenait à leur manière de penser et à leurs coutumes : chez les Anglais, elle est l’effet d’une maladie 3 ; elle tient à l’état physique de la machine, et est indépendante de toute autre cause.
Il y a apparence que c’est un défaut de filtration du suc nerveux ; la machine, dont les forces motrices se trouvent à tout moment sans action, est lasse d’elle-même ; l’âme ne sent point de douleur, mais une certaine difficulté de l’existence. La douleur est un mal local qui nous porte au désir de voir cesser cette douleur : le poids de la vie est un mal qui n’a point de lieu particulier, et qui nous porte au désir de voir finir cette vie.
Il est clair que les lois civiles de quelques pays ont eu des raisons pour flétrir l’homicide de soi-même 4 ; mais, en Angleterre, on ne peut pas plus le punir qu’on ne punit les effets de la démence 5 .
1 L’action de ceux qui se tuent eux-mêmes est contraire à la loi naturelle et à la religion révélée. (M.) Cette note n’est pas dans les premières éditions. En sa qualité de stoïcien, Montesquieu a toujours été plus qu’indulgent pour le suicide. V. Lettres persanes, LXXVI et LXXVII ; Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, ch. XIII.
2 « Il n’y a pas de nation qui ait plus besoin de religion que les Anglais. Ceux qui n’ont pas peur de se pendre doivent avoir la peur d’être damnés. » Montesquieu, Pensées diverses.
3 Elle pourrait bien être compliquée avec le scorbut qui, surtout dans quelques pays, rend un homme bizarre et insupportable à lui-même Voyage de François Pyrard, part. II, chap. xxi. (M.)
4 Ces raisons n’ont jamais été raisonnables. Comment punir un cadavre insensible ? La mort nous soustrait à l’empire des lois humaines. Flétrir la mémoire, confisquer les biens, ce n’est pas punir celui qui s’est tué, c’est punir la femme, les enfants, la famille, c’est-à-dire des innocents.
5 Les Anglais appellent cette maladie spleen, qu’ils prononcent splin ; ce mot signifie la rate. Nos dames autrefois étaient malades de la rate. Molière, dans l’Amour médecin, acte III, scène VII, a fait dire à des bouffons :
Veut-on qu’on rabatte
Par des moyens doux
Les vapeurs de rate
Qui nous minent tous,
Qu’on laisse Hippocrate
Et qu’on vienne à nous.
Nos Parisiennes étaient donc tourmentées de la rate ; à présent elles sont affligées de vapeurs : et en aucun cas elles ne se tuaient. Les Anglais ont le splin ou la splin, et se tuent par humeur. Ils s’en vantent, car quiconque se pend à Londres, ou se noie, ou se tire un coup de pistolet, est mis dans la gazette.
... Ils prétendent à l’honneur exclusif de se tuer. Mais si l’on voulait rabattre cet orgueil, on leur prouverait que dans la seule année 1704, on a compté à Paris plus de cinquante personnes qui se sont donné la mort. On leur dirait que chaque année il y a douze suicides dans Genève qui ne contient que vingt mille âmes, tandis que les gazettes ne comptent pas plus de suicides à Londres, qui renferme environ sept cent mille spleen ou splin.
Les climats n’ont guère changé depuis que Romulus et Remus eurent une louve pour nourrice. Cependant pourquoi, si vous en exceptez [le poète] Lucrèce, dont l’histoire n’est pas bien avérée, aucun Romain de marque n’a-t-il eu une assez forte spleen pour attenter à sa vie ? Et pourquoi, ensuite, dans l’espace de si peu d’années, Caton d’Utique, Brutus, Cassius, Antoine et tant d’autres donnèrent-ils cet exemple au monde ? N’y a-t-il pas quelque autre raison que le climat qui rendit ces suicides si communs ? (VOLTAIRE.)