Des gens 1 frappés de ce qui se pratique dans quelques États, pensent qu’il faudrait qu’en France il y eût des lois qui engageassent les nobles à faire le commerce. Ce serait le moyen d’y détruire la noblesse, sans aucune utilité pour le commerce. La pratique de ce pays est très-sage : les négociants n’y sont pas nobles, mais ils peuvent le devenir 2 . Ils ont l’espérance d’obtenir la noblesse, sans en avoir l’inconvénient actuel. Ils n’ont pas de moyen plus sûr de sortir de leur profession que de la bien faire, ou de la faire avec honneur a ; chose qui est ordinairement attachée à la suffisance 3 .
Les lois qui ordonnent que chacun reste dans sa profession, et la fasse passer à ses enfants, ne sont et ne peuvent être utiles que dans les États 4 despotiques, où personne ne peut ni ne doit avoir d’émulation.
Qu’on ne dise pas que chacun fera mieux sa profession lorsqu’on ne pourra pas la quitter pour une autre. Je dis qu’on fera mieux sa profession, lorsque ceux qui y auront excellé espéreront de parvenir à une autre 5 .
L’acquisition qu’on peut faire de la noblesse à prix d’argent encourage beaucoup les négociants à se mettre en état d’y parvenir. Je n’examine pas si l’on fait bien de donner ainsi aux richesses le prix de la vertu : il y a tel gouvernement où cela peut être très-utile.
En France, cet état de la robe qui se trouve entre la grande noblesse et le peuple ; qui, sans avoir le brillant de celle-là, en a tous les privilèges ; cet état qui laisse les particuliers dans la médiocrité, tandis que le corps dépositaire des lois est dans la gloire ; cet état encore dans lequel on n’a de moyen de se distinguer que par la suffisance et par la vertu ; profession honorable, mais qui en laisse toujours voir une plus distinguée 6 : cette noblesse toute guerrière, qui pense qu’en quelque degré de richesses que l’on soit, il faut faire sa fortune ; mais qu’il est honteux d’augmenter son bien, si on ne commence par le dissiper 7 ; cette partie de la nation, qui sert toujours avec le capital de son bien ; qui, quand elle est ruinée, donne sa place à une autre qui servira avec son capital encore ; qui va à la guerre pour que personne n’ose dire qu’elle n’y a pas été ; qui, quand elle ne peut espérer les richesses, espère les honneurs, et lorsqu’elle ne les obtient pas, se console, parce qu’elle a acquis de l’honneur 8 : toutes ces choses ont nécessairement contribué à la grandeur de ce royaume. Et si, depuis deux ou trois siècles, il a augmenté sans cesse sa puissance, il faut attribuer cela à la bonté de ses lois, non pas à la fortune, qui n’a pas ces sortes de constance.
1 C’est une allusion aux projets de l’abbé de Saint-Pierre. (Rêves d’un homme de bien, p. 195 et suiv). L’abbé avait cent fois raison contre le Président.
2 Ce dernier point ne rend pas la profession du commerce beaucoup plus honorable (Extrait du Livre de l’Esprit des Lois, p. 26). — Dans la monarchie, chacun fait le commerce afin de pouvoir le quitter ; au lieu que dans les républiques on ne l’entreprend que dans l’espérance de le continuer et de l’augmenter. (RISTEAU.)
a A. B. Ou de la faire avec bonheur. (N’est-ce pas la vraie leçon ?)
3 Suffisance est synonyme de capacité dans la langue de Montesquieu, — Inf. XXI — comme dans celle de Montaigne.
4 Effectivement cela y est souvent ainsi établi. (M.)
5 Point du tout. Dès que dans un pays le caractère d’honnête homme ne suffit pas, et qu’il faut un titre pour être reçu dans les cercles, et pour ne pas y être exposé à des marques de mépris, le commerce n’y fera point fortune. Si les richesses doivent servir à passer à une autre profession, et que ce moyen soit la voie de sortir d’un état que l’on regarde comme vil, le commerce ne subsistera pas encore, parce que le commerce ne se soutient que par ceux qui sont en état de le quitter. Le négociant ne doit avoir d’autre émulation que celle d’augmenter ses fonds pour faire un plus grand négoce. Il ne faut point détourner ses idées de cet objet, afin que, par l’accroissement du commerce des particuliers, l’État reçoive un accroissement de force et de puissance. On voit, surtout en Allemagne, les mauvais effets que produit la maxime opposée. (LUZAC.)
6 On voit que Montesquieu était d’une famille d’épée, gentilhomme de naissance, magistrat par occasion.
7 Au service militaire.
8 Sup. IV, II. Comparez ce que l’auteur dit des courtisans, au liv. III c. V.