Les richesses consistent en fonds de terre ou en effets mobiliers : les fonds de terre de chaque pays sont ordinairement possédés par ses habitants. La plupart des États ont des lois qui dégoûtent les étrangers de l’acquisition de leurs terres 1 ; il n’y a même que la présence du maître qui les fasse valoir : ce genre de richesses appartient donc à chaque État en particulier. Mais les effets mobiliers, comme l’argent, les billets, les lettres de change, les actions sur les compagnies, les vaisseaux, toutes les marchandises, appartiennent au monde entier, qui, dans ce rapport, ne compose qu’un seul État, dont toutes les sociétés sont les membres : le peuple qui possède le plus de ces effets mobiliers de l’univers, est le plus riche. Quelques États en ont une immense quantité ; ils les acquièrent chacun par leurs denrées, par le travail de leurs ouvriers, par leur industrie, par leurs découvertes, par le hasard même. L’avarice des nations se dispute les meubles 2 de tout l’univers. Il peut se trouver un État si malheureux qu’il sera privé des effets des autres pays, et même encore de presque tous les siens : les propriétaires des fonds de terre n’y seront que les colons des étrangers. Cet État manquera de tout, et ne pourra rien acquérir ; il vaudrait bien mieux qu’il n’eût de commerce avec aucune nation du monde : c’est le commerce, qui, dans les circonstances où il se trouvait, l’a conduit à la pauvreté.
Un pays qui envoie toujours moins de marchandises ou de denrées qu’il n’en reçoit, se met lui-même en équilibre en s’appauvrissant : il recevra toujours moins, jusqu’à ce que, dans une pauvreté extrême, il ne reçoive plus rien.
Dans les pays de commerce, l’argent qui s’est tout à coup évanoui, revient, parce que les États qui l’ont reçu, le doivent : dans les États dont nous parlons, l’argent ne revient jamais, parce que ceux qui l’ont pris, ne doivent rien.
La Pologne servira ici d’exemple. Elle n’a presque aucune des choses que nous appelons les effets mobiliers de l’univers, si ce n’est le bled de ses terres. Quelques seigneurs possèdent des provinces entières ; ils pressent le laboureur pour avoir une plus grande quantité de bled qu’ils puissent envoyer aux étrangers, et se procurer les choses que demande leur luxe. Si la Pologne ne commerçait avec aucune nation, ses peuples seraient plus heureux. Ses grands, qui n’auraient que leur bled, le donneraient à leurs paysans pour vivre ; de trop grands domaines leur seraient à charge, ils les partageraient à leurs paysans ; tout le monde trouvant des peaux ou des laines dans ses troupeaux, il n’y aurait plus une dépense immense à faire pour les habits ; les grands, qui aiment toujours le luxe, et qui ne le pourraient trouver que dans leur pays, encourageraient les pauvres au travail. Je dis que cette nation serait plus florissante, à moins qu’elle ne devînt barbare : chose que les lois pourraient prévenir 3 .
Considérons à présent le Japon. La quantité excessive de ce qu’il peut recevoir, produit la quantité excessive de ce qu’il peut envoyer : les choses seront en équilibre comme si l’importation et l’exportation étaient modérées ; et d’ailleurs cette espèce d’enflure produira à l’État mille avantages : il y aura plus de consommation, plus de choses sur lesquelles les arts peuvent s’exercer, plus d’hommes employés, plus de moyens d’acquérir de la puissance : il peut arriver des cas où l’on ait besoin d’un secours prompt, qu’un État si plein peut donner plus tôt qu’un autre. Il est difficile qu’un pays ait des choses superflues ; mais c’est la nature du commerce de rendre les choses superflues utiles, et les utiles nécessaires. L’État pourra donc donner les choses nécessaires à un plus grand nombre de sujets.
Disons donc que ce ne sont point les nations qui n’ont besoin de rien, qui perdent à faire le commerce ; ce sont celles qui ont besoin de tout. Ce ne sont point les peuples qui se suffisent à eux-mêmes, mais ceux qui n’ont rien chez eux, qui trouvent de l’avantage à ne trafiquer avec personne.
1 C’est ce qu’on appelait le droit d’aubaine, qui confisquait la succession de l’étranger.
2 C’est-à-dire la richesse mobilière.
3 Des réflexions mêmes de Montesquieu il résulte, ce me semble, que ce qui ruinait la Pologne ce n’était pas le commerce de ses grains, mais les dépenses stériles des riches, la condition misérable du laboureur, et l’absence d’industrie.