Corinthe ayant été détruite par les Romains, les marchands se retirèrent à Délos. La religion et la vénération des peuples faisaient regarder cette île comme un lieu de sûreté 1 : de plus, elle était très-bien située pour le commerce de l’Italie et de l’Asie, qui, depuis l’anéantissement de l’Afrique et l’affaiblissement de la Grèce, était devenu plus important.
Dès les premiers temps, les Grecs envoyèrent, comme nous avons dit, des colonies sur la Propontide et le Pont-Euxin : elles conservèrent, sous les Perses, leurs lois et leur liberté. Alexandre, qui n’était parti que contre les Barbares, ne les attaqua pas 2 . Il ne paraît pas même que les rois de Pont, qui en occupèrent plusieurs, leur eussent 3 ôté leur gouvernement politique.
La puissance de ces rois augmenta sitôt qu’ils les eurent soumises 4 . Mithridate se trouva en état d’acheter partout des troupes ; de réparer 5 continuellement ses pertes ; d’avoir des ouvriers, des vaisseaux, des machines de guerre ; de se procurer des alliés ; de corrompre ceux des Romains, et les Romains même : de soudoyer 6 les barbares de l’Asie et de l’Europe ; de faire la guerre longtemps, et par conséquent de discipliner ses troupes : il put les armer, et les instruire dans l’art militaire 7 des Romains, et former des corps considérables de leurs transfuges ; enfin il put faire de grandes pertes et souffrir de grands échecs, sans périr ; et il n’aurait point péri, si, dans les prospérités, le roi voluptueux et barbare n’avait pas détruit ce que, dans la mauvaise fortune, avait fait le grand prince.
C’est ainsi que, dans le temps que les Romains étaient au comble de la grandeur, et qu’ils semblaient n’avoir à craindre qu’eux-mêmes, Mithridate remit en question ce que la prise de Carthage, les défaites de Philippe, d’Antiochus et de Persée avaient décidé. Jamais guerre ne fut plus funeste : et les deux partis ayant une grande puissance et des avantages mutuels, les peuples de la Grèce et de l’Asie furent détruits, ou comme amis de Mithridate, ou comme ses ennemis. Délos fut enveloppée dans le malheur commun. Le commerce tomba de toutes parts ; il fallait bien qu’il fût détruit, les peuples l’étaient.
Les Romains, suivant un système dont j’ai parlé ailleurs 8 , destructeurs, pour ne pas paraître conquérants, ruinèrent Carthage et Corinthe ; et, par une telle pratique, ils se seraient peut-être perdus, s’ils n’avaient pas conquis toute la terre. Quand les rois de Pont se rendirent maîtres des colonies grecques du Pont-Euxin, ils n’eurent garde de détruire ce qui devait être la cause de leur grandeur.
a Ce chapitre n’est pas dans A. B.
1 Strabon, liv. X. (M.)
2 Il confirma la liberté de la ville d’Amise, colonie athénienne, qui avait joui de l’état populaire, même sous les rois de Perse. Lucullus, qui prit Sinope et Amise, leur rendit la liberté, et rappela les habitants qui s’étaient enfuis sur leurs vaisseaux. (M.)
3 Voyez ce qu’écrit Appien sur les Phanagoréens, les Amisiens, les Synopiens, dans son livre De la guerre contre Mithridate. (M.)
4 Voyez Appien, sur les trésors immenses que Mithridate employa dans ses guerres, ceux qu’il avait cachés, ceux qu’il perdit si souvent par la trahison des siens, ceux qu’on trouva après sa mort. (M.)
5 Il perdit une fois 170,000 hommes, et de nouvelles armées reparurent d’abord. (M.)
6 Voyez Appien, De la guerre contre Mithridate. (M.)
7 Ibid. (M.)
8 Dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains. (M.) Le chapitre VII est consacré à Mithridate.