La philosophie d’Aristote ayant été portée en Occident, elle plut beaucoup aux esprits subtils, qui, dans les temps d’ignorance, sont les beaux esprits. Des scolastiques s’en infatuèrent, et prirent de ce philosophe 1 bien des explications a sur le prêt à intérêt, au lieu que la source en était si naturelle dans l’Évangile 2 ; ils le condamnèrent indistinctement et dans tous les cas. Par là, le commerce, qui n’était que la profession des gens vils, devint encore celle des malhonnêtes gens : car toutes les fois que l’on défend une chose naturellement permise ou nécessaire, on ne fait que rendre malhonnêtes gens ceux qui la font.
Le commerce passa à une nation pour lors couverte d’infamie 3 , et bientôt il ne fut plus distingué des usures les plus affreuses, des monopoles, de la levée des subsides et de tous les moyens malhonnêtes d’acquérir de l’argent.
Les Juifs 4 , enrichis par leurs exactions, étaient pillés par les princes avec la même tyrannie : chose qui b consolait les peuples, et ne les soulageait pas.
Ce qui se passa en Angleterre donnera une idée de ce qu’on fit dans les autres pays. Le roi Jean 5 ayant fait emprisonner les Juifs pour avoir leur bien, il y en eut peu qui n’eussent au moins quelque œil crevé : ce roi faisait ainsi sa chambre de justice. Un d’eux, à qui on arracha sept dents, une chaque jour, donna dix mille marcs d’argent à la huitième. Henri III tira d’Aaron, juif d’York, quatorze mille marcs d’argent, et dix mille pour la reine. Dans ces temps-là, on faisait violemment ce qu’on fait aujourd’hui en Pologne avec quelque mesure. Les rois ne pouvant fouiller dans la bourse de leurs sujets, à cause de leurs priviléges, mettaient à la torture les Juifs, qu’on ne regardait pas comme citoyens.
Enfin il s’introduisit une coutume qui confisqua tous les biens des Juifs qui embrassaient le christianisme. Cette coutume si bizarre, nous la savons par la loi 6 qui l’abroge. On en a donné des raisons bien vaines ; on a dit qu’on voulait les éprouver, et faire en sorte qu’il ne restât rien de l’esclavage du démon. Mais il est visible que cette confiscation était une espèce de droit 7 d’amortissement, pour le prince ou pour les seigneurs, des taxes qu’ils levaient sur les Juifs, et dont ils étaient frustrés lorsque ceux-ci embrassaient le christianisme. Dans ces temps-là, on regardait les hommes comme des terres. Et je remarquerai, en passant, combien on s’est joué de cette nation d’un siècle à l’autre. On confisquait leurs biens lorsqu’ils voulaient être chrétiens, et, bientôt après, on les fit brûler lorsqu’ils ne voulurent pas l’être.
Cependant on vit le commerce sortir du sein de la vexation et du désespoir. Les Juifs, proscrits tour à tour de chaque pays, trouvèrent le moyen de sauver leurs effets 8 . Par là ils rendirent pour jamais leurs retraites fixes ; car tel prince qui voudrait bien se défaire d’eux, ne serait pas pour cela d’humeur à se défaire de leur argent.
Ils 9 inventèrent les lettres de change ; et, par ce moyen, le commerce put éluder la violence, et se maintenir partout ; le négociant le plus riche n’ayant que des biens invisibles, qui pouvaient être envoyés partout, et ne laissaient de trace nulle part.
Les théologiens furent obligés de restreindre leurs principes ; et le commerce, qu’on avait violemment lié avec la mauvaise foi, rentra, pour ainsi dire, dans le sein de la probité.
Ainsi nous devons aux spéculations des scolastiques tous les malheurs 10 qui ont accompagné la destruction du commerce ; et, à l’avarice des princes, l’établissement d’une chose qui le met en quelque façon hors de leur pouvoir.
Il a fallu, depuis ce temps, que les princes se gouvernassent avec plus de sagesse qu’ils n’auraient eux-mêmes pensé : car, par l’événement, les grands coups d’autorité se sont trouvés si maladroits, que c’est une expérience reconnue, qu’il n’y a plus que la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité 11 .
On a commencé à se guérir du machiavélisme, et on s’en guérira tous les jours. Il faut plus de modération dans les conseils. Ce qu’on appellait autrefois des coups d’État, ne serait aujourd’hui, indépendamment de l’horreur, que des imprudences.
Et il est heureux pour les hommes d’être dans une situation où, pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d’être méchants, ils ont pourtant intérêt de ne pas l’être.
1 Voyez Aristote, Polit., liv. I, c. IX et X. (M.)
a A. B. Les scolastiques s’en infatuèrent et prirent de ce philosophe leur doctrine sur le prêt à intérêt ; ils le confondirent avec l’usure et le condamnèrent. Par là le commerce, etc.
2 Inf. XX, XIX.
3 C’est-a-dire odieusement persécutée. Il s’agit des Juifs.
4 Voyez, dans Marca Hispanica, les constitutions d’Aragon des années 1228 et 1231 ; et dans Brussel, l’accord de l’année 1206, passé entre le roi, la comtesse de Champagne et Guy de Dampierre. (M.)
b A. B. Ce qui consolait les peuples, etc.
5 Slowe, in his Survey of London, liv. III, page 51. (M.)
6 Édit donné à Bâville le 4 avril 1392. (M.)
7 En France, les Juifs étaient serfs, main-mortables, et les seigneurs leur succédaient. M. Brussel rapporte un accord de l’an 1206, entre le Roi et Thibaut, comte de Champagne, par lequel il était convenu que les Juifs de l’un ne prêteraient point dans les terres de l’autre. (M.)
8 C’est-à-dire leurs richesses, leurs valeurs mobilières. C’est le sens du mot effet dans la langue de Montesquieu. V. sup., XX, XXIII.
9 On sait que, sous Philippe-Auguste et sous Philippe le Long, les Juifs, chassés de France, se réfugièrent en Lombardie, et que là ils donnèrent aux négociants étrangers, et aux voyageurs, des lettres secrètes sur ceux à qui ils avaient confié leurs effets en France, qui furent acquittées. (M.)
10 Voyez, dans le Corps du Droit, la quatre-vingt-troisième novelle de Léon, qui révoque la loi de Basile son père. Cette loi de Basile est dans Harménopule, sous le nom de Léon, livre III, tit. VII, § 27 (M.) Cette note n’est pas dans les premières éditions.
11 V. Inf. XXII, XIII et XIV.