La boussole ouvrit, pour ainsi dire, l’univers. On trouva l’Asie et l’Afrique, dont on ne connaissait que quelques bords, et l’Amérique, dont on ne connaissait rien du tout.
Les Portugais, naviguant sur l’océan Atlantique, découvrirent la pointe la plus méridionale de l’Afrique ; ils virent une vaste mer ; elle les porta aux Indes orientales. Leurs périls sur cette mer, et la découverte de Mozambique, de Mélinde et de Calicut, ont été chantés par le Camoëns, dont le poëme fait sentir quelque chose des charmes de l’Odyssée et de la magnificence de l’Énéide.
Les Vénitiens avaient fait jusque-là le commerce des Indes par les pays des Turcs, et l’avaient poursuivi au milieu des avanies et des outrages. Par la découverte du cap de Bonne-Espérance, et celles qu’on fit quelque temps après, l’Italie ne fut plus au centre du monde commerçant ; elle fut, pour ainsi dire, dans un coin de l’univers, et elle y est encore. Le commerce même du Levant dépendant aujourd’hui de celui que les grandes nations font aux deux Indes, l’Italie ne le fait plus qu’accessoirement a .
Les Portugais trafiquèrent aux Indes en conquérants. Les lois gênantes 1 que les Hollandais imposent aujourd’hui aux petits princes indiens sur le commerce, les Portugais les avaient établies avant eux.
La fortune de la maison d’Autriche fut prodigieuse. Charles-Quint recueillit la succession de Bourgogne, de Castille et d’Aragon ; il parvint à l’empire ; et, pour lui procurer un nouveau genre de grandeur, l’univers s’étendit, et l’on vit paraître un monde nouveau sous son obéissance.
Christophe Colomb découvrit l’Amérique 2 et, quoique l’Espagne n’y envoyât point de forces qu’un petit prince de l’Europe n’eût pu y envoyer tout de même, elle soumit deux grands empires et d’autres grands États.
Pendant que les Espagnols découvraient et conquéraient du côté de l’occident, les Portugais poussaient leurs conquêtes et leurs découvertes du côté de l’orient : ces deux nations se rencontrèrent ; elles eurent recours au pape Alexandre VI, qui fit la célèbre ligne de démarcation, et jugea un grand procès 3 .
Mais les autres nations de l’Europe ne les laissèrent pas jouir tranquillement de leur partage : les Hollandais chassèrent les Portugais de presque toutes les Indes orientales, et diverses nations 4 firent en Amérique des établissements.
Les Espagnols regardèrent d’abord les terres découvertes comme des objets de conquête : des peuples plus raffinés qu’eux trouvèrent qu’elles étaient des objets de commerce, et c’est là-dessus qu’ils dirigèrent leurs vues. Plusieurs peuples se sont conduits avec tant de sagesse, qu’ils ont donné l’empire à des compagnies de négociants, qui, gouvernant ces États éloignés uniquement pour le négoce, ont fait une grande puissance accessoire, sans embarrasser l’État principal 5 .
Les colonies qu’on y a formées, sont sous un genre de dépendance dont on ne trouve que peu d’exemples b dans les colonies anciennes, soit que celles d’aujourd’hui relèvent de l’État même, ou de quelque compagnie commerçante établie dans cet État.
L’objet de ces colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu’on ne le fait avec les peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. On a établi que la métropole seule pourrait négocier dans la colonie ; et cela avec grande raison, parce que le but de l’établissement a été l’extension du commerce, non la fondation d’une ville ou d’un nouvel empire.
Ainsi, c’est encore une loi fondamentale de l’Europe, que tout commerce avec une colonie étrangère est regardé comme un pur monopole 6 punissable par les lois du pays : et il ne faut pas juger de cela par les lois et les exemples des anciens 7 peuples, qui n’y sont guère applicables.
Il est encore reçu que le commerce établi entre les métropoles n’entraîne point une permission pour les colonies, qui restent toujours en état de prohibition.
Le désavantage des colonies, qui perdent la liberté du commerce, est visiblement compensé par la protection de la métropole 8 , qui la défend par ses armes, ou la maintient par ses lois.
De là suit une troisième loi de l’Europe, que, quand le commerce étranger est défendu avec la colonie, on ne peut naviguer dans ses mers que dans les cas établis par les traités 9 .
Les nations, qui sont à l’égard de tout l’univers ce que les particuliers sont dans un État, se gouvernent comme eux par le droit naturel et par les lois qu’elles se sont faites. Un peuple peut céder à un autre la mer, comme il peut céder la terre 10 . Les Carthaginois exigèrent 11 des Romains qu’ils ne navigueraient pas au delà de certaines limites, comme les Grecs avaient exigé du roi de Perse qu’il se tiendrait toujours éloigné des côtes de la mer 12 de la carrière d’un cheval.
L’extrême éloignement de nos colonies n’est point un inconvénient pour leur sûreté ; car, si la métropole est éloignée pour les défendre, les nations rivales de la métropole ne sont pas moins éloignées pour les conquérir.
De plus, cet éloignement fait que ceux qui vont s’y établir ne peuvent prendre la manière de vivre d’un climat si différent ; ils sont obligés de tirer toutes les commodités de la vie du pays d’où ils sont venus. Les Carthaginois 13 , pour rendre les Sardes et les Corses plus dépendants, leur avaient défendu, sous peine de la vie, de planter, de semer et de faire rien de semblable ; ils leur envoyaient d’Afrique des vivres. Nous sommes parvenus au même point, sans faire des lois si dures. Nos colonies des îles Antilles sont admirables ; elles ont des objets de commerce que nous n’avons ni ne pouvons avoir ; elles manquent de ce qui fait l’objet du nôtre.
L’effet de la découverte de l’Amérique fut de lier à l’Europe l’Asie et l’Afrique. L’Amérique fournit à l’Europe la matière de son commerce avec cette vaste partie de l’Asie qu’on appela les Indes orientales. L’argent, ce métal si utile au commerce, comme signe, fut encore la base du plus grand commerce de l’univers, comme marchandise 14 . Enfin la navigation d’Afrique devint nécessaire ; elle fournissait des hommes pour le travail des mines et des terres de l’Amérique.
L’Europe est parvenue à un si haut-degré de puissance, que l’histoire n’a rien à comparer là-dessus, si l’on considère l’immensité des dépenses, la grandeur des engagements, le nombre des troupes et la continuité de leur entretien, même lorsqu’elles sont le plus inutiles, et qu’on ne les a que pour l’ostentation.
Le père du Halde 15 dit que le commerce intérieur de la Chine est plus grand que celui de toute l’Europe. Cela pourrait être, si notre commerce extérieur n’augmentait pas l’intérieur. L’Europe fait le commerce et la navigation des trois autres parties du monde ; comme la France, l’Angleterre et la Hollande font à peu près la navigation et le commerce de l’Europe.
a A. B. Ne le fait plus qu’accessoire.
1 Voyez la relation de François Pyrard, part. II, c. XV. (M.)
2 En 1492.
3 Une bulle d’Alexandre VI partageait le nouveau monde entre les Espagnols et les Portugais, sans égard aux droits des Indiens, ut fides catholica exaltetur, ac barbarœ nationes deprimantur, et ad fidem ipsam reducantur.
4 Les Anglais, les Français, les Hollandais.
5 Il s’agit des compagnies des Indes qui furent établies en Angleterre, en Hollande et en France.
b A. B. Dont on ne trouve guère d’exemples.
6 Monopole signifiait dans notre ancien droit toute association illicite.
7 Excepté les Carthaginois, comme on voit par le traité qui termina la première guerre punique. (M.)
8 Métropole est, dans le langage des anciens, l’État qui a fondé la colonie. (M.)
9 Montesquieu expose dans ce chapitre les principes du système colonial, qui au XVIIe et au XVIIIe siècle a mis les grandes puissances de l’Europe aux prises, et a causé des guerres et des misères sans nombre. Ce système a amené la séparation de l’Angleterre et des colonies de l’Amérique du Nord, devenues les États-Unis.
10 En fait, cela se peut. Mais en droit est-il vrai qu’un peuple puisse s’attribuer le domaine de la mer ? N’est-ce pas une res nullius juris, un grand chemin ouvert à toutes les nations, et qui ne peut être la propriété de personne ?
11 Polybe, liv. III. (M.)
12 Le roi de Perse s’obligea, par un traité, de ne naviguer avec aucun vaisseau de guerre au delà des roches Scyanées et des îles Chélidoniennes. Plutarque, Vie de Cimon. (M.)
13 Aristote, des choses merveilleuses. Tite-Live, liv. VII de la seconde décade. (M.)
14 Si l’argent a une valeur comme marchandise, comment Montesquieu n’a-t-il pas vu que la monnaie n’était pas un signe de valeur, mais une mesure universelle, un équivalent dont le prix n’a rien d’arbitraire ? Inf. XXII, chap. II.
15 Tome II, p. 170. (M.)