Si l’Europe 1 a trouvé tant d’avantages dans le commerce de l’Amérique, il serait naturel de croire que l’Espagne en aurait reçu de plus grands. Elle tira du monde nouvellement découvert une quantité d’or et d’argent si prodigieuse, que ce que l’on en avait eu jusqu’alors ne pouvait y être comparé.
Mais (ce qu’on n’aurait jamais soupçonné) la misère la fit échouer presque partout. Philippe II, qui succéda à Charles-Quint, fut obligé de faire la célèbre banqueroute que tout le monde sait 2 ; et il n’y a guère jamais eu de prince qui ait plus souffert que lui des murmures, de l’insolence et de la révolte de ses troupes toujours mal payées.
Depuis ce temps, la monarchie d’Espagne déclina sans cesse. C’est qu’il y avait un vice intérieur et physique dans la nature de ces richesses, qui les rendait vaines ; et ce vice augmenta tous les jours.
L’or et l’argent sont une richesse de fiction ou de signe 3 . Ces signes sont très-durables et se détruisent peu, comme il convient à leur nature. Plus ils se multiplient, plus ils perdent de leur prix, parce qu’ils représentent moins de choses 4 .
Lors de la conquête du Mexique et du Pérou, les Espagnols abandonnèrent les richesses naturelles pour avoir des richesses de signe qui s’avilissaient par elles-mêmes. L’or et l’argent étaient très-rares en Europe ; et l’Espagne, maîtresse tout à coup d’une très-grande quantité de ces métaux, conçut des espérances qu’elle n’avait jamais eues. Les richesses que l’on trouva dans les pays conquis n’étaient pourtant pas proportionnées à celles de leurs mines. Les Indiens en cachèrent une partie ; et de plus, ces peuples, qui ne faisaient servir l’or et l’argent qu’à la magnificence des temples des dieux et des palais des rois, ne les cherchaient pas avec la même avarice que nous ; enfin ils n’avaient pas le secret de tirer les métaux de toutes les mines, mais seulement de celles dans lesquelles la séparation se fait par le feu, ne connaissant pas la manière d’employer le mercure, ni peut-être le mercure même.
Cependant l’argent 5 ne laissa pas de doubler bientôt en Europe ; ce qui parut en ce que le prix de tout ce qui s’acheta fut environ du double.
Les Espagnols fouillèrent les mines, creusèrent les montagnes, inventèrent des machines pour tirer les eaux, briser le minerai et le séparer ; et, comme ils se jouaient de la vie des Indiens, ils les firent travailler sans ménagement. L’argent doubla bientôt en Europe, et le profit diminua toujours de moitié pour l’Espagne, qui n’avait, chaque année, que la même quantité d’un métal qui était devenu la moitié moins précieux.
Dans le double du temps, l’argent doubla encore, et le profit diminua encore de la moitié.
Il diminua même de plus de la moitié : voici comment.
Pour tirer l’or des mines, pour lui donner les préparations requises, et le transporter en Europe, il fallait une dépense quelconque. Je suppose qu’elle fût comme 1 est à 64 : quand l’argent fut doublé une fois, et par conséquent la moitié moins précieux, la dépense fut comme 2 sont à 64. Ainsi les flottes qui portèrent en Espagne la même quantité d’or, portèrent une chose qui réellement valait la moitié moins, et coûtait la moitié plus.
Si l’on suit la chose de doublement en doublement, on trouvera la progression de la cause de l’impuissance des richesses de l’Espagne.
Il y a environ deux cents ans que l’on travaille les mines des Indes. Je suppose que la quantité d’argent, qui est à présent dans le monde qui commerce, soit à celle qui était avant la découverte comme 32 est à 1, c’est-à-dire qu’elle ait doublé cinq fois : dans deux cents ans encore la même quantité sera à celle qui était avant la découverte comme 64 est à 1, c’est-à-dire qu’elle doublera encore. Or, à présent, cinquante 6 quintaux de minerai pour l’or, donnent quatre, cinq et six onces d’or ; et quand il n’y en a que deux, le mineur ne retire que ses frais. Dans deux cents ans, lorsqu’il n’y en aura que quatre, le mineur ne tirera aussi que ses frais. Il y aura donc peu de profit à tirer sur l’or. Même raisonnement sur l’argent, excepté que le travail des mines d’argent est un peu plus avantageux que celui des mines d’or.
Que si l’on découvre des mines si abondantes qu’elles donnent plus de profit, plus elles seront abondantes, plus tôt le profit finira.
Les Portugais a ont trouvé tant d’or 7 dans le Brésil, qu’il faudra nécessairement que le profit des Espagnols diminue bientôt considérablement, et le leur aussi.
J’ai ouï plusieurs fois déplorer l’aveuglement du Conseil de François Ier qui rebuta Christophe Colomb, qui lui proposait les Indes 8 . En vérité, on fit, peut-être par imprudence, une chose bien sage. L’Espagne a fait comme ce roi insensé qui demanda que tout ce qu’il toucherait se convertît en or, et qui fut obligé de revenir aux dieux pour les prier de finir sa misère b .
Les compagnies et les banques que plusieurs nations établirent, achevèrent d’avilir l’or et l’argent dans leur qualité de signe ; car, par de nouvelles fictions, ils multiplièrent tellement les signes des denrées, que l’or et l’argent ne firent plus cet office qu’en partie c , et en devinrent moins précieux.
Ainsi le crédit public leur tint lieu de mines, et diminua encore le profit que les Espagnols tiraient des leurs.
Il est vrai que, par le commerce que les Hollandais firent dans les Indes orientales, ils donnèrent quelque prix à la marchandise des Espagnols ; car, comme ils portèrent de l’argent pour troquer contre les marchandises de l’Orient, ils soulagèrent en Europe les Espagnols d’une partie de leurs denrées qui y abondaient trop.
Et ce commerce, qui ne semble regarder qu’indirectement l’Espagne, lui est avantageux comme aux nations mêmes qui le font.
Par tout ce qui vient d’être dit, on peut juger des ordonnances d du Conseil d’Espagne, qui défendent d’employer l’or et l’argent en dorures et autres superfluités : décret pareil à celui que feraient les États de Hollande s’ils défendaient la consommation de la cannelle.
Mon raisonnement ne porte pas sur toutes les mines : celles d’Allemagne et de Hongrie, d’où l’on ne retire que peu de chose au delà des frais, sont très-utiles. Elles se trouvent dans l’État principal ; elles y occupent plusieurs milliers d’hommes qui y consomment les denrées surabondantes : elles sont proprement une manufacture du pays.
Les mines d’Allemagne et de Hongrie font valoir la culture des terres ; et le travail de celles du Mexique et du Pérou la détruit.
Les Indes 9 et l’Espagne sont deux puissances sous un même maître ; mais les Indes sont le principal, l’Espagne n’est que l’accessoire. C’est en vain que la politique veut ramener le principal à l’accessoire ; les Indes attirent toujours l’Espagne à elles.
D’environ cinquante millions de marchandises qui vont toutes les années aux Indes, l’Espagne ne fournit que deux millions et demi : les Indes font donc un commerce de cinquante millions, et l’Espagne de deux millions et demi.
C’est une mauvaise espèce de richesse qu’un tribut d’accident et qui ne dépend pas de l’industrie de la nation, du nombre de ses habitants, ni de la culture de ses terres. Le roi d’Espagne, qui reçoit de grandes sommes de sa douane de Cadix, n’est, à cet égard, qu’un particulier très-riche dans un État très-pauvre. Tout se passe des étrangers à lui sans que ses sujets y prennent presque de part ; ce commerce est indépendant de la bonne et de la mauvaise fortune de son royaume.
Si quelques provinces dans la Castille lui donnaient une somme pareille à celle de la douane de Cadix, sa puissance serait bien plus grande : ses richesses ne pourraient être que l’effet de celles du pays ; ces provinces animeraient toutes les autres ; et elles seraient toutes ensemble plus en état de soutenir les charges respectives : au lieu d’un grand trésor, on aurait un grand peuple.
1 Ceci parut, il y a plus de vingt ans, dans un petit ouvrage manuscrit de l’auteur, qui a été presque tout fondu dans celui-ci. (M.) Au livre XXII, c. X, Montesquieu donne l’année 1744 pour celle où il écrit ; le petit ouvrage manuscrit remonterait donc vers l’année 1724.
Suivant M. Walckenaer qui a fait une étude particulière de la vie et des écrits de Montesquieu, (Biographie universelle, au mot MONTESQUIEU), le petit ouvrage aurait été imprimé, au moins en épreuves. « L’exemplaire que nous avons sous les yeux, dit-il, et qui appartient à M. Lainé, ministre et membre de la chambre des députés, contient beaucoup de corrections qui sont de la main même de Montesquieu. Sur le faux titre il a écrit : « Ceci a été imprimé sur une mauvaise copie ; je le fais réimprimer sur une autre, selon les corrections que j’ai faites ici ; » et sur la première feuille il a mis encore : « J’ai écrit qu’on supprimât cette copie, et qu’on en imprimât une autre si quelques exemplaires avaient passé, de peur qu’on interprétât mal quelques endroits ». Les réclames qui sont au bas des pages, le papier, le caractère, tout indique une impression faite en Hollande ; il n’y a ni nom de lieu, ni nom d’imprimeur. Cet opuscule a quarante-quatre pages in-12º, et se compose de vingt-cinq réflexions détachées. »
2 Peut-être M. de Montesquieu aurait-il pu trouver la principale cause de cet épuisement intérieur, dans les dépenses énormes que Philippe II faisait dans toute l’Europe, dépenses en pure perte dont rien ne rentrait en Espagne. (PECQUET, Analyse raisonnée, etc. p. 211.) Le père Daniel (Hist. de France, t. X, p. 237) dit que parmi les papiers de Philippe II, on trouva un mémoire de ce que lui avaient coûté les guerres et ses autres entreprises, durant environ quarante-cinq ans. Cette dépense montait à quatre milliards cinq cent quatorze millions d’or, c’était plus de cent millions par an, somme énorme pour le temps et qui explique la ruine de l’Espagne.
3 C’est une erreur. Inf. XXII, c. II.
4 C’est la condition commune de toute valeur échangeable. Le prix en est réglé par l’offre et la demande. Inf. XXII, c. V, note 1.
5 C’est-à-dire la masse d’urgent.
6 Voyez les voyages de Frézier. (M.)
a A. B. Les Portugais ont trouvé dans le Brésil des mines d’or si riches, qu’il faudra, etc.
7 Suivant milord Anson, l’Europe reçoit du Brésil tous les ans pour deux millions sterling en or, que l’on trouve dans le sable au pied des montagnes, ou dans le lit des rivières. Lorsque je fis le petit ouvrage dont j’ai parlé dans la première note de ce chapitre, il s’en fallait bien que les retours du Brésil fussent un objet aussi important qu’il l’est aujourd’hui. (M.) Note ajoutée dans l’édition de 1758.
8 Lorsque Christophe Colomb fit ses propositions aux rois d’Espagne, en 1492, François Ier n’était pas né. Il ne fut roi qu’en 1515 ; Colomb était mort en 1506.
b A. B. Et qui fut obligé de demander aux dieux de finir sa misère.
c A. Ne firent plus cet office ; et en devinrent, etc.
d A. B. Des dernières ordonnances.
9 Entendez les Indes occidentales, ou l’Amérique.