CHAPITRE IV. COMMENT LE DROIT ROMAIN SE PERDIT DANS LE PAYS DU DOMAINE DES FRANCS, ET SE CONSERVA DANS LE PAYS DU DOMAINE DES GOTHS ET DES BOURGUIGNONS.

Les choses que j’ai dites donneront du jour à d’autres, qui ont été jusqu’ici pleines d’obscurité.

Le pays qu’on appelle aujourd’hui la France, fut gouverné, dans la première race, par la loi romaine ou le code Théodosien, et par les diverses lois des barbares 1 qui y habitaient.

Dans le pays du domaine des Francs, la loi salique était établie pour les Francs, et le code 2 Théodosien pour les Romains. Dans celui du domaine des Wisigoths, une compilation du code Théodosien, faite par l’ordre d’Alaric 3 , régla les différends des Romains ; les coutumes de la nation, qu’Euric 4 fit rédiger par écrit, décidèrent ceux des Wisigoths. Mais pourquoi les lois saliques acquirent-elles une autorité presque générale dans les pays des Francs ? Et pourquoi le droit romain s’y perdit-il peu à peu, pendant que dans le domaine des Wisigoths le droit romain s’étendit, et eut une autorité générale ?

Je dis que le droit romain perdit son usage chez les Francs, à cause des grands avantages qu’il y avait à être Franc 5 , barbare, ou homme vivant sous la loi salique ; tout le monde fut porté à quitter le droit romain pour vivre sous la loi salique. Il fut seulement retenu par les ecclésiastiques 6 , parce qu’ils n’eurent point d’intérêt à changer. Les différences des conditions et des rangs ne consistaient que dans la grandeur des compositions, comme je le ferai voir ailleurs. Or, des lois 7 particulières leur donnèrent des compositions aussi favorables que celles qu’avaient les Francs : ils gardèrent donc le droit romain. Ils n’en recevaient aucun préjudice ; et il leur convenait d’ailleurs, parce qu’il était l’ouvrage des empereurs chrétiens.

D’un autre côté, dans le patrimoine des Wisigoths, la loi wisigothe 8 ne donnant aucun avantage civil aux Wisigoths sur les Romains, les Romains n’eurent aucune raison de cesser de vivre sous leur loi pour vivre sous une autre : ils gardèrent donc leurs lois, et ne prirent point celles des Wisigoths.

Ceci se confirme à mesure qu’on va plus avant. La loi de Gondebaud fut très-impartiale, et ne fut pas plus favorable aux Bourguignons qu’aux Romains. Il paraît, par le prologue de cette loi, qu’elle fut faite pour les Bourguignons, et qu’elle fut faite encore pour régler les affaires qui pourraient naître entre les Romains et les Bourguignons ; et, dans ce dernier cas, le tribunal fut mi-parti. Cela était nécessaire pour des raisons particulières, tirées de l’arrangement 9 politique de ces temps-là. Le droit romain subsista dans la Bourgogne, pour régler les différends que les Romains pourraient avoir entre eux. Ceux-ci n’eurent point de raison pour quitter leur loi, comme ils en eurent dans le pays des Francs ; d’autant mieux que la loi salique n’était point établie en Bourgogne, comme il paraît par la fameuse lettre qu’Agobard écrivit à Louis le Débonnaire.

Agobard 10 demandait à ce prince d’établir la loi salique dans la Bourgogne : elle n’y était donc pas établie. Ainsi le droit romain subsista, et subsiste encore dans tant de provinces qui dépendaient autrefois de ce royaume.

Le droit romain et la loi gothe se maintinrent de même dans le pays de l’établissement des Goths : la loi salique n’y fut jamais reçue. Quand Pepin et Charles-Martel en chassèrent les Sarrazins, les villes et les provinces qui se soumirent à ces princes 11 demandèrent à conserver leurs lois, et l’obtinrent : ce qui, malgré l’usage de ces temps-là où toutes les lois étaient personnelles, fit bientôt regarder le droit romain comme une loi réelle et territoriale dans ces pays.

Cela se prouve par l’édit de Charles le Chauve, donné à Pistes l’an 866, qui 12 distingue les pays dans lesquels on jugeait par le droit romain, d’avec ceux où l’on n’y jugeait pas.

L’édit de Pistes 13 prouve deux choses ; l’une, qu’il y avait des pays où l’on jugeait selon la loi romaine, et qu’il y en avait où l’on ne jugeait point selon cette loi ; l’autre, que ces pays où l’on jugeait par la loi romaine 14 , étaient précisément ceux où on la suit encore aujourd’hui, comme il paraît par ce même édit. Ainsi la distinction des pays de la France coutumière, et de la France régie par le droit écrit, était déjà établie du temps de l’édit de Pistes.

J’ai dit que, dans les commencements de la monarchie, toutes les lois étaient personnelles ; ainsi, quand l’édit de Pistes distingue les pays du droit romain d’avec ceux qui ne l’étaient pas, cela signifie que, dans les pays qui n’étaient point pays de droit romain, tant de gens avaient choisi de vivre sous quelqu’une des lois des peuples barbares, qu’il n’y avait presque plus personne dans ces contrées qui choisît de vivre sous la loi romaine ; et que, dans les pays de la loi romaine, il y avait peu de gens qui eussent choisi de vivre sous les lois des peuples barbares.

Je sais bien que je dis ici des choses nouvelles ; mais si elles sont vraies, elles sont très-anciennes. Qu’importe, après tout, que ce soit moi, les Valois 15 , ou les Bignons qui les aient dites ?

1 Les Francs, les Wisigoths et les Bourguignons. (M.)

2 Il fut fini l’an 438. (M.)

3 La vingtième année du règne de ce prince, et publiée deux ans après par Anien, comme il paraît par la préface de ce code. (M.)

4 L’an 504 de l’ère d’Espagne : Chronique d’Isidore. (M.)

5 Francum, aut barbarum, aut hominem qui salica lege vivit. Loi salique, tit. XLV, § 1. (M.)

6 Selon la loi romaine sous laquelle l’église vit, est-il dit dans la loi des Ripuaires, tit. LVIII, § 1. Voyez aussi les autorités sans nombre là-dessus, rapportées par M. Ducange, au mot Lex roman. (M.)

7 Voyez les capitulaires ajoutés à la loi salique dans Lindembroch, à la fin de cette loi, et les divers codes des lois barbares, sur les privilèges des ecclésiastiques à cet égard. Voyez aussi la lettre de Charlemagne à Pepin, son fils, roi d’Italie, de l’an 807, dans l’édition de Baluze, tome I, p. 462, où il est dit qu’un ecclésiastique doit recevoir une composition triple ; et le Recueil des capitulaires, liv. V, art. 302, tome I, édition de Baluze. (M.)

8 Voyez cette loi. (M.)

9 J’en parlerai ailleurs, liv. XXX, ch. VI, VII, VIII et IX. (M.)

10 Agobard. Opera. (M.)

11 Voyez Gervais de Tilburi, dans le recueil de Duchesne, tome III, p. 366 : Facta pactione cum Francis, quod illic Gothi patriis legibus, moribus paternis vivant. Et sic Narbonensis provincia Pippino subjicitur. Et une chronique de l’an 759, rapportée par Catel, Hist. du Languedoc a . Et l’auteur incertain de la vie de Louis le Débonnaire, sur la demande faite par les peuples de la Septimanie, dans l’assemblée in Carisiaco, dans le recueil de Duchesne, tome II, p. 316. (M.)

a A. B. donnent en note le passage de la chronique : Franci Narbonam obsident datoque sacramento Gothis, ut civitatem traderent partibus Pipini, permitterent eos legem suam habere ; quo facto Gothi Saracenos occiderunt, et civitatem partibus Pipini reddiderunt.

12 In illa terra in qua judicia secundum legem romanam terminantur, secundum ipsam legem judicetur ; et in illa terra in qua, etc., art. 16. Voyez aussi l’art. 20. (M.)

13 Pistis, locus super Sequanam, ubi aliquandiu sedes fuit Nortmannorum. (Synod. Pist. Ed. des Capitulaires de Baluze.)

14 Voyez les art. 12 et 16 de l’édit de Pistes, in Cavilono, in Narbona, etc. (M.)

15 Adrien de Valois (1607-1697), auteur des Gesta Francorum, 1646-1658, 3 vol. in-fº.

Share on Twitter Share on Facebook