Ce fut le destin des Établissements, qu’ils naquirent, vieillirent et moururent en très-peu de temps.
Je ferai là-dessus quelques réflexions. Le code que nous avons sous le nom d’Établissements de saint Louis n’a jamais été fait pour servir de loi à tout le royaume, quoique cela soit dit dans la préface de ce code. Cette compilation est un code général qui statue sur toutes les affaires civiles, les dispositions des biens par testament ou entre vifs, les dots et les avantages des femmes, les profits et les prérogatives des fiefs, les affaires de police, etc. Or, dans un temps où chaque ville, bourg ou village, avait sa coutume, donner un corps général de lois civiles, c’était vouloir renverser dans un moment toutes les lois particulières, sous lesquelles on vivait dans chaque lieu du royaume. Faire une coutume générale de toutes les coutumes particulières, serait une chose inconsidérée, même dans ce temps-ci 1 , où les princes ne trouvent partout que de l’obéissance. Car, s’il est vrai qu’il ne faut pas changer lorsque les inconvénients égalent les avantages, encore moins le faut-il lorsque les avantages sont petits, et les inconvénients immenses. Or, si l’on fait attention à l’état où était pour lors le royaume, où chacun s’enivrait de l’idée de sa souveraineté et de sa puissance, on voit bien qu’entreprendre de changer partout les lois et les usages reçus, c’était une chose qui ne pouvait venir dans l’esprit de ceux qui gouvernoient.
Ce que je viens de dire prouve encore que ce code des Établissements ne fut pas confirmé en parlement par les barons et gens de loi du royaume, comme il est dit dans un manuscrit de l’hôtel de ville d’Amiens, cité par M. Ducange 2 . On voit, dans les autres manuscrits, que ce code fut donné par saint Louis en l’année 1270, avant qu’il partît pour Tunis. Ce fait n’est pas plus vrai ; car saint Louis est parti en 1269, comme l’a remarqué M. Ducange ; d’où il conclut que ce code aurait été publié en son absence. Mais je dis que cela ne peut pas être. Comment saint Louis aurait-il pris le temps de son absence pour faire une chose qui aurait été une semence de troubles, et qui eût pu produire, non pas des changements, mais des révolutions ? Une pareille entreprise avait besoin, plus qu’une autre, d’être suivie de près, et n’était point l’ouvrage d’une régence faible, et même composée de seigneurs qui avaient intérêt que la chose ne réussît pas. C’était Matthieu, abbé de Saint-Denis a , Simon de Clermont, comte de Nesle ; et, en cas de mort, Philippe, évêque d’Évreux ; et Jean, comte de Ponthieu. On a vu ci-dessus 3 , que le comte de Ponthieu s’opposa dans sa seigneurie à l’exécution d’un nouvel ordre judiciaire 4 .
Je dis, en troisième lieu, qu’il y a grande apparence que le code que nous avons est une chose différente des Établissements de saint Louis sur l’ordre judiciaire 5 . Ce code cite les Établissements : il est donc un ouvrage sur les Établissements, et non pas les Établissements. De plus, Beaumanoir, qui parle souvent des Établissements de saint Louis, ne cite que des Établissements particuliers de ce prince, et non pas cette compilation des Établissements. Défontaines 6 , qui écrivait sous ce prince, nous parle des deux premières fois que l’on exécuta ses Établissements sur l’ordre judiciaire, comme d’une chose reculée. Les Établissements de saint Louis étaient donc antérieurs à la compilation dont je parle, qui, à la rigueur, et en adoptant les prologues erronés mis par quelques ignorants à la tête de cet ouvrage, n’aurait paru que la dernière année de la vie de saint Louis, ou même après la mort de ce prince.
1 L’opinion de Montesquieu était celle des magistrats de son temps, grands défenseurs de la coutume. Ripert Monclar raisonne de même façon. Dans la rédaction d’une loi commune il voit la violation de tous les contrats entre le souverain et les peuples ; la destruction de tous les actes solennels qui sont le lien de leur dépendance, et le fondement de l’autorité qu’on exerce sur eux. Mais le peuple avait d’autres idées. Ce que Montesquieu trouvait inconsidéré en 1748, était accueilli comme une réforme nécessaire en 1789. De pareils exemples sont faits pour encourager ceux qui travaillent au bien de leur pays.
2 Préface sur les Établissements. (M.)
a Tout ce passage, jusqu’à la fin du paragraphe, est en note dans A. B.
3 Voyez ci-dessus le chap. XXIX. (M.)
4 C’est Défontaines qui rapporte ce fait. (M.)
5 Le mot Établissement est pris au temps de saint Louis comme synonyme de Lois et Ordonnances.
6 Voyez ci-dessus le chap. XXIX. (M.)