On voit, par plusieurs monuments, qu’il y avait déjà des coutumes locales dans la première et la seconde race. On y parle de la coutume du lieu 1 , de l’usage ancien 2 , de la coutume 3 , des lois 4 et des coutumes. Des auteurs ont cru que ce qu’on nommait des coutumes étaient les lois des peuples barbares, et que ce que l’on appellait la loi était le droit romain. Je prouve que cela ne peut être. Le roi Pepin 5 ordonna que partout où il n’y aurait point de loi, on suivrait la coutume ; mais que la coutume ne serait pas préférée à la loi. Or dire que le droit romain eut la préférence sur les codes des lois des barbares, c’est renverser tous les monuments anciens, et surtout ces codes des lois des barbares qui disent perpétuellement le contraire.
Bien loin que les lois des peuples barbares fussent ces coutumes, ce furent ces lois mêmes qui, comme lois personnelles, les introduisirent. La loi salique, par exemple, était une loi personnelle ; mais, dans des lieux généralement ou presque généralement habités par des Francs saliens, la loi salique, toute personnelle qu’elle était, devenait, par rapport à ces Francs saliens, une loi territoriale ; et elle n’était personnelle que pour les Francs qui habitaient ailleurs. Or, si dans un lieu où la loi salique était territoriale, il était arrivé que plusieurs Bourguignons, Allemands, ou Romains même, eussent eu souvent des affaires, elles auraient été décidées par les lois de ces peuples ; et un grand nombre de jugements, conformes à quelques-unes de ces lois, aurait dû introduire dans le pays de nouveaux usages. Et cela explique bien la constitution de Pepin. Il était naturel que ces usages pussent affecter les Francs mêmes du lieu, dans les cas qui n’étaient point décidés par la loi salique ; mais il ne l’était pas qu’ils pussent prévaloir sur la loi salique.
Ainsi il y avait dans chaque lieu une loi dominante, et des usages reçus qui servaient de supplément à la loi dominante, lorsqu’ils ne la choquaient pas.
Il pouvait même arriver qu’ils servissent de supplément à une loi qui n’était point territoriale ; et, pour suivre le même exemple, si, dans un lieu où la loi salique était territoriale, un Bourguignon était jugé par la loi des Bourguignons, et que le cas ne se trouvât pas dans le texte de cette loi, il ne faut pas douter que l’on ne jugeât suivant la coutume du lieu.
Du temps du roi Pepin, les coutumes qui s’étaient formées avaient moins de force que les lois ; mais bientôt les coutumes détruisirent les lois ; et, comme les nouveaux règlements sont toujours des remèdes qui indiquent un mal présent, on peut croire que, du temps de Pepin, on commençait déjà à préférer les coutumes aux lois.
Ce que j’ai dit explique comment le droit romain commença dès les premiers temps à devenir une loi territoriale, comme on le voit dans l’édit de Pistes ; et comment la loi gothe ne laissa pas d’y être encore en usage, comme il parait par le synode de Troyes 6 dont j’ai parlé. La loi romaine était devenue la loi personnelle générale, et la loi gothe la loi personnelle particulière ; et par conséquent la loi romaine était la loi territoriale. Mais comment l’ignorance fit-elle tomber partout les lois personnelles des peuples barbares, tandis que le droit romain subsista, comme loi territoriale dans les provinces wisigothes et bourguignonnes a ? Je réponds que la loi romaine même eut à peu près le sort des autres lois personnelles : sans cela, nous aurions encore le code Théodosien dans les provinces où la loi romaine était loi territoriale, au lieu que nous y avons les lois de Justinien. Il ne resta presque à ces provinces que le nom de pays de droit romain ou de droit écrit ; que cet amour que les peuples ont pour leur loi, surtout quand ils la regardent comme un privilége, et quelques dispositions du droit romain retenues pour lors dans la mémoire des hommes. Mais c’en fut assez pour produire cet effet que, quand la compilation de Justinien parut, elle fut reçue dans les provinces du domaine des Goths et des Bourguignons comme loi écrite ; au lieu que, dans l’ancien domaine des Francs, elle ne le fut que comme raison écrite.
1 Préface des formules de Marculfe. Quœ apud majores nostros, juxta consuetudinem loci quo degimus, didici, vel e sensu proprio cogitavi, etc (M.)
2 Loi des Lombards, liv. II, tit. LVIII, § 3. (M.)
3 Ibid. Liv. II, tit. XLI, § 6. (M.)
4 Vie de S. Léger. (M.)
5 Loi des Lombards, liv. II, tit. XLI, § 6. (M.)
6 Voyez ci-devant le ch. V. (M.)
a A. B. Les provinces wisigothes et bourguignotes.