La nature de la décision par le combat, étant de terminer l’affaire pour toujours, et n’étant point compatible 1 avec un nouveau jugement et de nouvelles poursuites, l’appel, tel qu’il est établi par les lois romaines et par les lois canoniques, c’est-à-dire à un tribunal supérieur, pour faire réformer le jugement d’un autre, était inconnu en France.
Une nation guerrière, uniquement gouvernée par le point d’honneur, ne connaissait pas cette forme de procéder ; et, suivant toujours le même esprit, elle prenait contre les juges les voies 2 qu’elle aurait pu employer contre les parties.
L’appel, chez cette nation, était un défi à un combat par armes, qui devait se terminer par le sang ; et non pas cette invitation à une querelle de plume qu’on ne connut qu’après 3 .
Aussi saint Louis dit-il dans ses Établissements 4 , que l’appel contient félonie et iniquité. Aussi Beaumanoir nous dit-il que, si un homme 5 voulait se plaindre de quelque attentat commis contre lui par son seigneur, il devait lui dénoncer qu’il abandonnait son fief ; après quoi il l’appelait devant son seigneur suzerain, et offrait les gages de bataille. De même, le seigneur renonçait à l’hommage, s’il appelait son homme devant le comte.
Appeler son seigneur de faux jugement, c’était dire que son jugement avait été faussement et méchamment rendu ; or, avancer de telles paroles contre son seigneur, c’était commettre une espèce de crime de félonie.
Ainsi, au lieu d’appeler pour faux jugement le seigneur qui établissait et réglait le tribunal, on appelait les pairs qui formaient le tribunal même ; on évitait par là le crime de félonie ; on n’insultait que ses pairs, à qui on pouvait toujours faire raison de l’insulte.
On s’exposait 6 beaucoup en faussant le jugement des pairs. Si l’on attendait que le jugement fût fait et prononcé, on était obligé de les combattre 7 tous, lorsqu’ils offraient de faire le jugement bon. Si l’on appelait avant que tous les juges eussent donné leur avis, il fallait combattre tous ceux qui étaient convenus du même avis 8 . Pour éviter ce danger, on suppliait le seigneur 9 d’ordonner que chaque pair dît tout haut son avis ; et, lorsque le premier avait prononcé, et que le second allait en faire de même, on lui disait qu’il était faux, méchant et calomniateur 10 ; et ce n’était plus que contre lui qu’on devait se battre.
Défontaines voulait qu’avant de fausser 11 , on laissât prononcer trois juges ; et il ne dit point qu’il fallût les combattre tous trois, et encore moins qu’il y eût des cas où il fallût combattre tous ceux qui s’étaient déclarés pour leur avis 12 . Ces différences viennent de ce que, dans ces temps-là, il n’y avait guère d’usages qui fussent précisément les mêmes. Beaumanoir rendait compte de ce qui se passait dans le comté de Clermont ; Défontaines de ce qui se pratiquait en Vermandois.
Lorsqu’un 13 des pairs ou homme de fief avait déclaré qu’il soutiendrait le jugement, le juge faisait donner les gages de bataille, et de plus prenait sûreté de l’appelant qu’il soutiendrait son appel. Mais le pair qui était appelé ne donnait point de sûretés, parce qu’il était homme du seigneur, et devait défendre l’appel, ou payer au seigneur une amende de soixante livres.
Si celui 14 qui appelait ne prouvait pas que le jugement fût mauvais, il payait au seigneur une amende de soixante livres, la même amende 15 au pair qu’il avait appelé, autant à chacun de ceux qui avaient ouvertement consenti au jugement.
Quand un homme violemment soupçonné d’un crime qui méritait la mort, avait été pris et condamné, il ne pouvait appeler 16 de faux jugement ; car il aurait toujours appelé, ou pour prolonger sa vie, ou pour faire la paix.
Si quelqu’un 17 disait que le jugement était faux et mauvais, et n’offrait pas de le faire tel, c’est-à-dire de combattre, il était condamné à dix sous d’amende s’il était gentilhomme, et à cinq sous s’il était serf, pour les vilaines paroles qu’il avait dites.
Les juges 18 ou pairs qui avaient été vaincus, ne devaient perdre ni la vie ni les membres ; mais celui qui les appelait était puni de mort, lorsque l’affaire était capitale 19 .
Cette manière d’appeler les hommes de fief pour faux jugement, était pour éviter d’appeler le seigneur même. Mais 20 si le seigneur n’avait point de pairs, ou n’en avait pas assez, il pouvait, à ses frais, emprunter 21 des pairs de son seigneur suzerain ; mais ces pairs n’étaient point obligés de juger, s’ils ne le voulaient ; ils pouvaient déclarer qu’ils n’étaient venus que pour donner leur conseil ; et, dans ce cas 22 particulier, le seigneur jugeant et prononçant lui-même le jugement, si on appelait contre lui de faux jugement, c’était à lui à soutenir l’appel.
Si le seigneur 23 était si pauvre qu’il ne fût pas en état de prendre des pairs de son seigneur suzerain, ou qu’il négligeât de lui en demander, ou que celui-ci refusât de lui en donner, le seigneur ne pouvant pas juger seul, et personne n’étant obligé de plaider devant un tribunal où l’on ne peut faire jugement, l’affaire était portée à la cour du seigneur suzerain.
Je crois que ceci fut une des grandes causes de la séparation de la justice d’avec le fief, d’où s’est formée la règle des jurisconsultes français : Autre chose est le fief, autre chose est la justice 24 . Car y ayant une infinité d’hommes de fief qui n’avaient point d’hommes sous eux, ils ne furent point en état de tenir leur cour ; toutes les affaires furent portées à la cour de leur seigneur suzerain ; ils perdirent le droit de justice, parce qu’ils n’eurent ni le pouvoir ni la volonté de le réclamer.
Tous les juges 25 qui avaient été du jugement, devaient être présents quand on le rendait, afin qu’ils pussent ensuivre et dire Oïl à celui qui, voulant fausser, leur demandait s’ils ensuivaient ; car, dit Défontaines 26 , « c’est une affaire de courtoisie et de loyauté, et il n’y a point là de fuite ni de remise ». Je crois que c’est de cette manière de penser qu’est venu l’usage que l’on suit encore aujourd’hui en Angleterre, que tous les jurés soient de même avis pour condamner à mort.
Il fallait donc se déclarer pour l’avis de la plus grande partie ; et, s’il y avait partage, on prononçait, en cas de crime, pour l’accusé ; en cas de dettes, pour le débiteur ; en cas d’héritages, pour le défendeur.
Un pair, dit Défontaines 27 , ne pouvait pas dire qu’il ne jugerait pas s’ils n’étaient que quatre 28 , ou s’ils n’y étaient tous, ou si les plus sages n’y étaient ; c’est comme s’il avait dit, dans la mêlée, qu’il ne secourrait pas son seigneur, parce qu’il n’avait auprès de lui qu’une partie de ses hommes 29 . Mais c’était au seigneur à faire honneur à sa cour, et à prendre ses plus vaillants hommes et les plus sages. Je cite ceci pour faire sentir le devoir des vassaux, combattre et juger ; et ce devoir était même tel, que juger c’était combattre.
Un seigneur 30 qui plaidait à sa cour contre son vassal, et qui y était condamné, pouvait appeler un de ses hommes de faux jugement. Mais, à cause du respect que celui-ci devait à son seigneur pour la foi donnée, et la bienveillance que le seigneur devait à son vassal pour la foi reçue, on faisait une distinction : ou le seigneur disait en général que le jugement 31 était faux et mauvais ; ou il imputait à son homme des prévarications 32 personnelles. Dans le premier cas il offensait sa propre cour, et en quelque façon lui-même, et il ne pouvait y avoir de gages de bataille ; il y en avait dans le second, parce qu’il attaquait l’honneur de son vassal ; et celui des deux qui était vaincu perdait la vie et les biens, pour maintenir la paix publique.
Cette distinction, nécessaire dans ce cas particulier, fut étendue. Beaumanoir dit que, lorsque celui qui appelait de faux jugement, attaquait un des hommes par des imputations personnelles, il y avait bataille ; mais que s’il n’attaquait que le jugement, il était libre 33 à celui des pairs qui était appelé, de faire juger l’affaire par bataille ou par droit. Mais, comme l’esprit qui régnait du temps de Beaumanoir était de restreindre l’usage du combat judiciaire, et que cette liberté donnée au pair appelé, de défendre par le combat le jugement, ou non, est également contraire aux idées de l’honneur établi dans ces temps-là, et à l’engagement où l’on était envers son seigneur de défendre sa cour, je crois que cette distinction de Beaumanoir était une jurisprudence nouvelle chez les Français.
Je ne dis pas que tous les appels de faux jugement se décidassent par bataille ; il en était de cet appel comme de tous les autres. On se souvient des exceptions dont j’ai parlé au chapitre XXV. Ici, c’était au tribunal suzerain à voir s’il fallait ôter, ou non, les gages de bataille.
On ne pouvait point fausser les jugements rendus dans la cour du roi ; car le roi n’ayant personne qui lui fût égal, il n’y avait personne qui pût l’appeler ; et le roi n’ayant point de supérieur, il n’y avait personne qui pût appeler de sa cour.
Cette loi fondamentale, nécessaire comme loi politique, diminuait encore, comme loi civile, les abus de la pratique judiciaire de ces temps-là. Quand un seigneur craignait 34 qu’on ne faussât sa cour, ou voyait qu’on se présentait pour la fausser, s’il était du bien de la justice qu’on ne la faussât pas, il pouvait demander des hommes de la cour du roi, dont on ne pouvait fausser le jugement ; et le roi Philippe, dit Défontaines 35 , envoya tout son conseil pou juger une affaire dans la cour de l’abbé de Corbie.
Mais si le seigneur ne pouvait avoir des juges du roi, il pouvait mettre sa cour dans celle du roi, s’il relevait nuement de lui ; et, s’il y avait des seigneurs intermédiaires, il s’adressait à son seigneur suzerain, allant de seigneur en seigneur jusqu’au roi.
Ainsi, quoiqu’on n’eût pas dans ces temps-là la pratique ni l’idée même des appels d’aujourd’hui, on avait recours au roi, qui était toujours la source d’où tous les fleuves partaient, et la mer où ils revenaient.
1 « Car en la cour où l’on va par la raison de l’appel pour les gages maintenir, se bataille est faite, la querelle est venue à fin, si que il n’y a métier de plus d’apiaux. » Beaum., ch. II, p. 22. (M.)
2 Ibid., ch. LXI, p. 312, et ch. LXVII, p. 338. (M.)
3 Défontaines, XXII, 5. « Ce que les lois (romaines) font par appel, fet notre usage par fausser. »
4 Liv. II, ch. XV. (M.)
5 Beaum., ch. LXI, p. 310 et 311 ; et ch. LXVII, p. 337. (M.)
6 Ibid., ch. LXI, p. 313. (M.)
7 Ibid., p. 314. (M.)
8 Qui s’étaient accordés au jugement. (M.)
9 Beaum., ch. LXI, p. 314. (M.)
10 Faux, mauvès et desloyal.
11 Appeler de faux jugement. (M.)
12 Ibid., ch. XXII, art. 1, 10 et 11. Il dit seulement qu’on leur payait à chacun une amende. (M.)
13 Beaum., ch. LXI, p. 314. (M.)
14 Beaum., ibid., Défont., ch. XXII, art. 9. (M.)
15 Défont., ibid. (M.)
16 Beaum., ch. LXI, p. 316 ; et Défont., ch. XXII, art. 21. (M.)
17 Ibib., ch. LXI, p. 314. (M.)
18 Défont., ch. XXII, art. 7. (M.)
19 Voyez Défont., ch. XXI, art. 11, 12 et suivants, qui distingue les cas où le fausseur perdait la vie, la chose contestée, ou seulement l’interlocutoire. (M.)
20 Beaum., ch. LXII, p. 322. Défont., ch. XXII, art. 3. (M.)
21 Le comte n’était pas obligé d’en prêter. Beaum., ch. LXVII, p. 337. (M.)
22 Nul ne peut faire jugement en sa cour, dit Beaum., ch. LXVII, p. 336 et 337. (M.)
23 Ibid., ch. LXII, p. 322. (M.)
24 Ou fief et justice n’ont rien de commun.
25 Défont., ch. XXI, art. 27 et 28. (M.)
26 Ibid., art.28. (M.)
27 Ch. XXI, art. 37. (M.)
28 Il fallait ce nombre au moins. Défont., ch. XXI, art. 36. (M.)
29 Nus ne doibt laisser à faire son debvoir parce que son compains ne le fet. Beaum., ch. LXVII, p. 337.
30 Voyez Beaum, ibid. (M.)
31 Ce jugement est faus et mauvès. Ibid., ch. LXVII, p. 337. (M.)
32 Vous avez fet jugement faus et mauvès comme mauvès que vous estes, ou par louier ou par pramesse. Beaum., ch. LXVII, p. 337. (M.)
33 Beaum., ch. LXVII, p. 337 et 338. (M.)
34 Défont., ch. XXII, art. 14. (M.)
35 Défont., ch. XXII, art. 14. (M.)