CHAPITRE PREMIER. DU DIFFÉRENT CARACTÈRE DES LOIS DES PEUPLES GERMAINS.

Les Francs étant sortis de leur pays, ils firent rédiger 2 par les sages de leur nation, les lois saliques 3 . La tribu des Francs Ripuaires s’étant jointe, sous Clovis 4 , à celle des Francs Saliens, elle conserva ses usages ; et Théodoric 5 roi d’Austrasie, les fit mettre par écrit. Il recueillit 6 de même les usages des Bavarois et des Allemands qui dépendaient de son royaume. Car la Germanie étant affaiblie par la sortie de tant de peuples, les Francs, après avoir conquis devant eux, avaient fait un pas en arrière, et porté leur domination dans les forêts de leurs pères. Il y a apparence que le code 7 des Thuringiens fut donné par le même Théodoric, puisque les Thuringiens étaient aussi ses sujets. Les Frisons ayant été soumis par Charles-Martel et Pepin, leur 8 loi n’est pas antérieure à ces princes. Charlemagne, qui, le premier, dompta les Saxons, leur donna la loi que nous avons. Il n’y a qu’à lire ces deux derniers codes pour voir qu’ils sortent des mains des vainqueurs. Les Wisigoths, les Bourguignons et les Lombards ayant fondé des royaumes, firent écrire leurs lois, non pas pour faire suivre leurs usages aux peuples vaincus, mais pour les suivre eux-mêmes.

Il y a dans les lois saliques et ripuaires, dans celles des Allemands, des Bavarois, des Thuringiens et des Frisons, une simplicité admirable : on y trouve une rudesse originale et un esprit qui n’avait point été affaibli par un autre esprit. Elles changèrent peu, parce que ces peuples, si on en excepte les Francs, restèrent dans la Germanie. Les Francs même y fondèrent une grande partie de leur empire : ainsi leurs lois furent toutes germaines. Il n’en fut pas de même des lois des Wisigoths, des Lombards et des Bourguignons ; elles perdirent beaucoup de leur caractère, parce que ces peuples, qui se fixèrent dans leurs nouvelles demeures, perdirent beaucoup du leur.

Le royaume des Bourguignons ne subsista pas assez longtemps pour que les lois du peuple vainqueur pussent recevoir de grands changements. Gondebaud et Sigismond, qui recueillirent leurs usages, furent presque les derniers de leurs rois. Les lois des Lombards reçurent plutôt des additions que des changements. Celles de Rotharis furent suivies de celles de Grimoald, de Luitprand, de Rachis, d’Aistulphe ; mais elles ne prirent point de nouvelle forme. Il n’en fut pas de même des lois des Wisigoths 9  ; leurs rois les refondirent et les firent refondre par le clergé.

Les rois de la première race ôtèrent 10 bien aux lois saliques et ripuaires ce qui ne pouvait absolument s’accorder avec le christianisme ; mais ils en laissèrent tout le fond. C’est ce qu’on ne peut pas dire des lois des Wisigoths.

Les lois des Bourguignons, et surtout celles des Wisigoths, admirent les peines corporelles. Les lois saliques et ripuaires ne les reçurent 11 pas ; elles conservèrent mieux leur caractère.

Les Bourguignons et les Wisigoths, dont les provinces étaient très-exposées, cherchèrent à se concilier les anciens habitants, et à leur donner des lois civiles les plus impartiales 12  ; mais les rois Francs, sûrs de leur puissance, n’eurent 13 pas ces égards.

Les Saxons, qui vivaient sous l’empire des Francs, eurent une humeur indomptable, et s’obstinèrent à se révolter. On trouve dans leurs 14 lois des duretés du vainqueur, qu’on ne voit point dans les autres codes des lois des Barbares.

On y voit l’esprit des lois des Germains dans les peines pécuniaires, et celui du vainqueur dans les peines afflictives.

Les crimes qu’ils font dans leur pays sont punis corporellement ; et on ne suit l’esprit des lois germaniques que dans la punition de ceux qu’ils commettent hors de leur territoire.

On y déclare que, pour leurs crimes, ils n’auront jamais de paix, et on leur refuse l’asile des églises mêmes.

Les évêques eurent une autorité immense à la cour des rois wisigoths ; les affaires les plus importantes étaient décidées dans les conciles. Nous devons au code des Wisigoths toutes les maximes, tous les principes et toutes les vues de l’inquisition d’aujourd’hui 15  ; et les moines n’ont fait que copier contre les juifs, des lois faites autrefois par les évêques 16 .

Du reste, les lois de Gondebaud pour les Bourguignons, paraissent assez judicieuses ; celles de Rotharis et des autres princes lombards, le sont encore plus 17 . Mais les lois des Wisigoths, celles de Recessuinde, de Chaindasuinde et d’Egiga, sont puériles, gauches, idiotes ; elles n’atteignent point le but ; pleines de rhétorique, et vides de sens, frivoles dans le fonds, et gigantesques dans le style 18 .

1 « J’ai pensé me tuer depuis trois mois pour achever un livre de l’Origine et des Révolutions de nos Lois civiles. Il formera trois heures de lecture, mais je vous assure qu’il m’a coûté tant de travail, que mes cheveux en sont blanchis. » (Lettre de Montesquieu à Mgr Cerati, du 28 mars 1748.)

2 Voyez le prologue de la loi salique. M. de Leibnitz dit, dans son traité de l’Origine des Francs, que cette loi fut faite avant le règne de Clovis ; mais elle ne put l’être avant que les Francs fussent sortis de la Germanie : ils n’entendaient pas pour lors la langue latine. (M.)

3 Sup. XVIII, XIII.

4 Voyez Grégoire de Tours. (M.)

5 Voyez le prologue de la loi des Bavarois et celui de la loi salique. (M.)

6 Ibid. (M.)

7 Lex Angliorum Werinorum, hoc est, Thuringorum. (M.)

8 Ils ne savaient point écrire. (M.)

9 Euric les donna, Leuvigilde les corrigea. Voyez la chronique d’Isidore. Chaindasuinde et Recessuinde les réformèrent. Egiga fit faire le code que nous avons, et en donna la commission aux évêques : on conserva pourtant les lois [loix] de Chaindasuinde et de Recessuinde, comme il paraît par le seizième concile de Tolède. (M.)

10 Voyez le prologue de la loi des Bavarois. (M.)

11 On en trouve seulement quelques-unes dans le décret de Childebert. (M.)

12 Voyez le prologue du Code des Bourguignons, et le Code même, surtout le tit. XII, § 5, et le tit. XXXVIII. Voyez aussi Grégoire de Tours, liv. II, ch. XXXIII : et le code des Wisigoths. (M.)

13 Voyez ci-après le ch. III. (M.)

14 Voyez le chap. II, § 8 et 9 ; et le chap. IV, § 2 et 7. (M.) — Peine de mort pour ceux qui ne se font pas baptiser, ou qui sacrifient un homme au diable.

15 La loi des Wisigoths a emprunté aux lois romaines de l’Empire sa procédure inquisitoriale.

16 Contre les Wisigoths.

17 Inf. XXX, XIX.

18 L’auteur est sévère pour les lois des Wisigoths. On dirait qu’il a confondu certaines préfaces ampoulées, avec les lois mêmes qui n’ont rien que de sage. N’est-il pas remarquable que ces lois, traduites en espagnol sous le nom de Fuero Juzgo (Forum judicum) aient traversé tout le moyen âge, et qu’elles soient encore aujourd’hui le fond du droit espagnol ? Quelle est donc parmi les autres lois barbares, celle qui a vécu, ou qui a mérité de vivre aussi longtemps ?

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