CHAPITRE XLII. RENAISSANCE DU DROIT ROMAIN ET CE QUI EN RÉSULTA. CHANGEMENTS DANS LES TRIBUNAUX.

Le Digeste de Justinien ayant été retrouvé vers l’an 1137, le droit romain sembla prendre une seconde naissance. On établit des écoles en Italie, où on l’enseignait : on avait déjà le Code Justinien et les Novelles. J’ai déjà dit que ce droit y prit une telle faveur, qu’il fit éclipser la loi des Lombards.

Des docteurs italiens portèrent le droit de Justinien en France, où l’on n’avait connu 1 que le Code Théodosien, parce que ce ne fut qu’après l’établissement des barbares dans les Gaules, que les lois de Justinien furent faites 2 . Ce droit reçut quelques oppositions ; mais il se maintint, malgré les excommunications des papes, qui protégeaient leurs canons 3 . Saint Louis chercha à l’accréditer, par les traductions qu’il fit faire des ouvrages de Justinien, que nous avons encore manuscrites dans nos bibliothèques ; et j’ai déjà dit qu’on en fit un grand usage dans les Établissements Philippe le Bel 4 fit enseigner les lois de Justinien, seulement comme raison écrite, dans les pays de la France qui se gouvernaient par les coutumes ; et elles furent adoptées comme loi, dans les pays où le droit romain était la loi.

J’ai dit ci-dessus que la manière de procéder par le combat judiciaire demandait, dans ceux qui jugeaient, très-peu de suffisance 5  ; on décidait les affaires ; dans chaque lieu, selon l’usage de chaque lieu, et suivant quelques coutumes simples, qui se recevaient par tradition. Il y avait, du temps de Beaumanoir 6 , deux différentes manières de rendre la justice. Dans des lieux, on jugeait par pairs 7  ; dans d’autres, on jugeait par baillis. Quand on suivait la première forme, les pairs jugeaient selon l’usage de leur juridiction 8  ; dans la seconde, c’étaient des prud’hommes ou vieillards qui indiquaient au bailli le même usage. Tout ceci ne demandait aucunes lettres, aucune capacité, aucune étude. Mais, lorsque le code obscur des Établissements, et d’autres ouvrages de jurisprudence parurent a  ; lorsque le droit romain fut traduit ; lorsqu’il commença à être enseigné dans les écoles ; lorsqu’un certain art de la procédure, et qu’un certain art de la jurisprudence commencèrent à se former ; lorsqu’on vit naître des praticiens et des jurisconsultes, les pairs et les prud’hommes ne furent plus en état de juger ; les pairs commencèrent à se retirer des tribunaux du seigneur ; les seigneurs furent peu portés à les assembler : d’autant mieux que les jugements, au lieu d’être une action éclatante, agréable à la noblesse, intéressante pour les gens de guerre, n’étaient plus qu’une pratique qu’ils ne savaient, ni ne voulaient savoir. La pratique de juger par pairs devint moins en usage 9  ; celle dejuger par baillis s’étendit b . Les baillis ne jugeaient pas 10  : ils faisaient l’instruction, et prononçaient le jugement des prud’hommes ; mais les prud’hommes n’étant plus en état de juger, les baillis jugèrent eux-mêmes.

Cela se fit d’autant plus aisément qu’on avait devant les yeux la pratique des juges d’église : le droit canonique et le nouveau droit civil concoururent également à abolir les pairs.

Ainsi se perdit l’usage, constamment observé dans la monarchie, qu’un juge ne jugeait jamais seul, comme on le voit par les lois saliques, les capitulaires, et par les premiers écrivains de pratique de la troisième race 11 . L’abus contraire, qui n’a lieu que dans les justices locales, a été modéré, et en quelque façon corrigé, par l’introduction en plusieurs lieux d’un lieutenant du juge, que celui-ci consulte, et qui représente les anciens prud’hommes ; par l’obligation où est le juge de prendre deux gradués dans les cas qui peuvent mériter une peine afflictive ; et enfin il est devenu nul par l’extrême facilité des appels.

1 On suivait en Italie le code de Justinien. C’est pour cela que le pape Jean VIII, dans sa constitution, donnée après le synode de Troyes, parle de ce code, non pas parce qu’il était connu en France, mais parce qu’il le connaissait lui-même ; et sa constitution était générale. (M.)

2 Le code de cet empereur fut publié vers l’an 530. (M.)

3 Décrétales, liv. V, tit. De privilegiis, cap. 28, super specula. (M.)

4 Par une chartre de l’an 1312, en faveur de l’université d’Orléans rapportée par Dutillet. (M.)

5 C’est-à-dire de capacité.

6 Coutume de Beauvoisis, c. I, de l’Office des baillis. (M.)

7 Dans la commune, les bourgeois étaient jugés par d’autres bourgeois, comme les hommes de fief se jugeaient entre eux. Voyez la Thaumassière c. XIX. (M.)

8 Aussi toutes les requêtes commençaient-elles par ces mots : « Sire juge, il est d’usage qu’en votre jurisdiction, etc., » comme il paraît par la formule rapportée dans Boutillier, Somme rurale, liv. I, tit. XXI. (M.)

a A. B. Mais lorsque le code obscur des Établissements parut, lorsque le droit romain, etc.

9 Le changement fut insensible. On trouve encore les pairs employés du temps de Boutillier, qui vivait en 1402, date de son testament, qui rapporte cette formule au liv. I, tit. XXI. « Sire juge, en ma justice haute, moyenne, et basse, que j’ai en tel lieu, cour, plaids, baillis, hommes féodaux et sergents. » Mais il n’y avait plus que les matières féodales qui se jugeassent par pairs. Ibid., liv. II, tit. I, page 16. (M.)

b A. B. Celle de juger par baillifs le fut plus.

10 Comme il parait par la formule des lettres que le seigneur leur donnait, rapportée par Boutillier, Somme rurale, liv. I, tit. XIV. Ce qui se prouve encore par Beaumanoir, Coutume de Beauvoisis, ch. I, des baillis. Ils ne faisaient que la procédure. « Le bailli est tenu en la présence des hommes à penre les paroles de chaux qui plaident, et doit demander as parties se il veulent oir droit selon les raisons que ils ont dites : et se il dient, Sire, oïl, le bailli doit contraindre les hommes que ils facent le jugement. » Voyez aussi les Établissements de saint Louis, liv. I, ch. CV. ; et liv. II, ch. XV. « Li juge, si ne doit pas faire le jugement. » (M.)

11 Beaumanoir, ch. LXVII, p. 336 ; et chap. LXI, p. 315 et 316 : les Êtablissements, liv. II, ch. XV. (M.)

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