On avait vu jusqu’ici la nation donner des marques d’impatience et de légèreté sur le choix, ou sur la conduite de ses maîtres ; on l’avait vue régler les différends de ses maîtres entre eux, et leur imposer la nécessité de la paix. Mais, ce qu’on n’avait pas encore vu, la nation le fit pour lors : elle jeta les yeux sur sa situation actuelle, elle examina ses lois de sang-froid, elle pourvut à leur insuffisance, elle arrêta la violence, elle régla le pouvoir 1 .
Les régences mâles, hardies et insolentes de Frédégonde et de Brunehault, avaient moins étonné cette nation, qu’elles ne l’avaient avertie. Frédégonde avait défendu ses méchancetés par ses méchancetés mêmes ; elle avait justifié le poison et les assassinats par le poison et les assassinats ; elle s’était conduite de manière que ses attentats étaient encore plus particuliers que publics. Frédégonde fit plus de maux, Brunehault en fit craindre davantage. Dans cette crise, la nation ne se contenta pas de mettre ordre au gouvernement féodal, elle voulut aussi assurer son gouvernement civil : car celui-ci était encore plus corrompu que l’autre ; et cette corruption était d’autant plus dangereuse qu’elle était plus ancienne, et tenait plus, en quelque sorte, à l’abus des mœurs qu’à l’abus des lois.
L’histoire de Grégoire de Tours et les autres monuments nous font voir, d’un côté, une nation féroce et barbare ; et, de l’autre, des rois qui ne l’étaient pas moins. Ces princes étaient meurtriers, injustes et cruels, parce que toute la nation l’était. Si le christianisme parut quelquefois les adoucir, ce ne fut que par les terreurs que le christianisme donne aux coupables. Les églises se défendirent contre eux par les miracles et les prodiges de leurs saints. Les rois n’étaient point sacriléges, parce qu’ils redoutaient les peines des sacriléges ; mais d’ailleurs ils commirent, ou par colère, ou de sang-froid, toutes sortes de crimes et d’injustices, parce que ces crimes et ces injustices ne leur montraient pas la main de la divinité si présente. Les Francs, comme j’ai dit, souffraient des rois meurtriers, parce qu’ils étaient meurtriers eux-mêmes ; ils n’étaient point frappés des injustices et des rapines de leurs rois, parce qu’ils étaient ravisseurs et injustes comme eux. Il y avait bien des lois établies ; mais les rois les rendaient inutiles par de certaines lettres appelées Préceptions 2 ,qui renversaient ces mêmes lois : c’était à peu près comme les rescrits des empereurs romains, soit que les rois eussent pris d’eux cet usage, soit qu’ils l’eussent tiré du fond même de leur naturel. On voit dans Grégoire de Tours qu’ils faisaient des meurtres de sang-froid, et faisaient mourir des accusés qui n’avaient pas seulement été entendus ; ils donnaient des préceptions pour faire des mariages illicites 3 ; ils en donnaient pour transporter les successions ; ils en donnaient pour ôter le droit des parents ; ils en donnaient pour épouser les religieuses. Ils ne faisaient point, à la vérité, des lois de leur seul mouvement, mais ils suspendaient la pratique de celles qui étaient faites.
L’édit de Clotaire a redressa tous les griefs. Personne ne put plus être condamné sans être entendu 4 ; les parents durent toujours succéder selon l’ordre établi par la loi 5 ; toutes préceptions pour épouser des filles, des veuves ou des religieuses, furent nulles, et on punit sévèrement ceux qui les obtinrent et en firent usage 6 . Nous saurions peut-être plus exactement ce qu’il statuait sur ces préceptions, si l’article 13 de ce décret, et les deux suivants, n’avaient péri par le temps. Nous n’avons que les premiers mots de cet article 13, qui ordonne que les préceptions seront observées ; ce qui ne peut pas s’entendre de celles qu’il venait d’abolir par la même loi. Nous avons une autre constitution du même prince 7 , qui se rapporte à son édit b , et corrige de même, de point en point, tous les abus des préceptions.
Il est vrai que M. Baluze, trouvant cette constitution sans date, et sans le nom du lieu où elle a été donnée, l’a attribuée à Clotaire I. Elle est de Clotaire II. J’en donnerai trois raisons :
1º Il y est dit que le roi conservera les immunités accordées aux églises par son père et son aïeul 8 . Quelles immunités aurait pu accorder aux églises Childéric, aïeul de Clotaire Ier, lui qui n’était pas chrétien, et qui vivait avant que la monarchie eût été fondée ? Mais si l’on attribue ce décret à Clotaire II, on lui trouvera pour aïeul Clotaire Ier lui-même, qui fit des dons immenses aux églises pour expier la mort de son fils Cramne, qu’il avait fait brûler avec sa femme et ses enfants.
2º Les abus que cette constitution corrige, subsistèrent après la mort de Clotaire Ier, et furent même portés à leur comble pendant la faiblesse du règne de Gontran, la cruauté de celui de Chilpéric, et les détestables régences de Frédégonde et de Brunehault. Or, comment la nation aurait-elle pu souffrir des griefs si solennellement proscrits, sans s’être jamais récriée sur le retour continuel de ces griefs ? Comment n’aurait-elle pas fait pour lors ce qu’elle fit lorsque Chilpéric II 9 ayant repris les anciennes violences, elle le pressa d’ordonner que, dans les jugements, on suivît la loi et les coutumes, comme on faisait anciennement 10 ?
3º Enfin, cette constitution, faite pour redresser les griefs, ne peut point concerner Clotaire Ier ; puisqu’il n’y avait point sous son règne de plaintes dans le royaume à cet égard, et que son autorité y était très-affermie, surtout dans le temps où l’on place cette constitution ; au lieu qu’elle convient très-bien aux événements qui arrivèrent sous le règne de Clotaire II, qui causèrent une révolution dans l’état politique du royaume. Il faut éclairer l’histoire par les lois, et les lois par l’histoire.
1 Montesquieu attribue aux Leudes, qu’il appelle la Nation, une sagesse et des calculs qu’il serait malaisé de justifier.
2 C’étaient des ordres que le roi envoyait aux juges, pour faire ou souffrir de certaines choses contre la loi. (M.)
3 Voyez Grégoire de Tours, liv. IV, p. 227. L’histoire et les chartres sont pleines de ceci ; et l’étendue de ces abus paraît surtout dans l’édit de Clotaire II, de l’an 615, donné pour les réformer. Voyez les Capitulaires, édit. de Baluze, tome I, p. 22. (M.)
a A. B. La constitution de Clotaire, etc.
4 Art. 22. (M.)
5 Ibid., art. 6. (M.)
6 Ibid., art. 18. (M.)
7 Dans l’édit. des Capitulaires de Baluze, tome I, page 7. (M.)
b A. B. à son décret, etc.
8 J’ai parlé au livre précédent, chap. XXI, de ces immunités, qui étaient des concessions de droits de justice, et qui contenaient des défenses aux juges royaux de faire aucune fonction dans le territoire, et étaient équivalentes à l’érection ou concession d’un fief. (M.)
9 Il commença à régner vers l’an 670. (M.)
10 Voyez la Vie de saint Léger (M.)