CHAPITRE XI. ÉTAT DE L’EUROPE DU TEMPS DE CHARLES MARTEL.

Charles Martel, qui entreprit de dépouiller le clergé, se trouva dans les circonstances les plus heureuses : il était craint et aimé des gens de guerre, et il travaillait pour eux ; il avait le prétexte de ses guerres contre les Sarrasins 1  ; quelque haï qu’il fût du clergé, il n’en avait aucun besoin ; le pape, à qui il était nécessaire, lui tendait les bras : on sait la célèbre ambassade 2 que lui envoya Grégoire III. Ces deux puissances furent fort unies a , parce qu’elles ne pouvaient se passer l’une de l’autre : le pape avait besoin des Francs pour le soutenir contre les Lombards et contre les Grecs ; Charles Martel b avait besoin du pape pour humilier les Grecs, embarrasser les Lombards, se rendre plus respectable chez lui, et accréditer les titres qu’il avait, et ceux que lui ou ses enfants pourraient prendre 3 . Il ne pouvait donc manquer son entreprise.

Saint Eucher, évêque d’Orléans, eut une vision qui étonna les princes. Il faut que je rapporte à ce sujet la lettre 4 que les évêques assemblés à Reims écrivirent à Louis le Germanique, qui était entré dans les terres de Charles le Chauve, parce qu’elle est très-propre à nous faire voir quel était, dans ces temps-là, l’état des choses, et la situation des esprits. Ils disent 5 que « saint Eucher ayant été ravi dans le ciel, il vit Charles Martel tourmenté dans l’enfer inférieur, par l’ordre des saints qui doivent assister avec Jésus-Christ au jugement dernier ; qu’il avait été condamné à cette peine avant le temps, pour avoir dépouillé les églises de leurs biens, et de s’être par là rendu coupable des péchés de tous ceux qui les avaient dotées ; que le roi Pepin fit tenir à ce sujet un concile ; qu’il fit rendre aux églises tout ce qu’il put retirer des biens ecclésiastiques ; que, comme il n’en put ravoir qu’une partie à cause de ses démêlés avec Vaifre, duc d’Aquitaine, il fit faire, en faveur des églises, des lettres précaires du reste 6  ; et régla que les laïques paieraient une dîme des biens qu’ils tenaient des églises, et douze deniers pour chaque maison ; que Charlemagne ne donna point les biens de l’Église ; qu’il fit au contraire un capitulaire par lequel il s’engagea, pour lui et ses successeurs, de ne les donner jamais ; que tout ce qu’ils avancent est écrit, et que même plusieurs d’entre eux l’avaient entendu raconter à Louis le Débonnaire, père des deux rois ».

Le règlement du roi Pepin dont parlent les évêques fut fait dans le concile tenu à Leptines 7 . L’Église y trouvait cet avantage, que ceux qui avaient reçu de ses biens ne les tenaient plus que d’une manière précaire ; et que d’ailleurs elle en recevait la dîme, et douze deniers pour chaque case qui lui avait appartenu. Mais c’était un remède palliatif, et le mal restait toujours.

Cela même trouva de la contradiction, et Pepin fut obligé de faire un autre capitulaire 8 , où il enjoignit à ceux qui tenaient de ces bénéfices de payer cette dîme et cette redevance, et même d’entretenir les maisons de l’évêché ou du monastère, sous peine de perdre les biens donnés. Charlemagne renouvela les règlements de Pepin 9 .

Ce que les évêques disent dans la même lettre, que Charlemagne promit, pour lui et ses successeurs, de ne plus partager les biens des églises aux gens de guerre, est conforme au capitulaire de ce prince, donné à Aix-la-Chapelle, l’an 803, fait pour calmer les terreurs des ecclésiastiques à cet égard ; mais les donations déjà faites subsistèrent toujours 10 . Les évêques ajoutent, et avec raison, que Louis le Débonnaire suivit la conduite de Charlemagne, et ne donna point les biens de l’Église aux soldats.

Cependant les anciens abus allèrent si loin, que, sous les enfants de Louis le Débonnaire, les laïques établissaient des prêtres dans leurs églises, ou les chassaient, sans le consentement des évêques 11 . Les églises se partageaient entre les héritiers 12  ; et quand elles étaient tenues d’une manière indécente, les évêques n’avaient d’autre ressource que d’en retirer les reliques 13 .

Le capitulaire de Compiègne 14 établit que l’envoyé du roi pourrait faire la visite de tous les monastères avec l’évêque, de l’avis et en présence de celui qui le tenait 15  ; et cette règle générale prouve que l’abus était général.

Ce n’est pas qu’on manquât de lois pour la restitution des biens des églises. Le pape ayant reproché aux évêques leur négligence sur le rétablissement des monastères, ils écrivirent 16 à Charles le Chauve, qu’ils n’avaient point été touchés de ce reproche, parce qu’ils n’en étaient pas coupables, et ils l’avertirent de ce qui avait été promis, résolu et statué dans tant d’assemblées de la nation. Effectivement ils en citent neuf.

On disputait toujours. Les Normands arrivèrent, et mirent tout le monde d’accord 17 .

1 Voyez les Annales de Metz. (M.)

2 Epistolam quoque, decreto romanorum principum, sibi prœdictus prœsul Gregorius miserat, quod sese populus Romanus, relicta imperatoris dominatione, ad suam defensionem et invictam clementiam convertere voluisset. Annales de Metz, sur l’an 741... Eo pacto patrato, ut a partibus imperatoris recederet. Frédégaire. (M.)

a A. B. très-unies.

b A. B. et contre les Grecs ; les Francs avaient besoin du pape pour leur servir de barrière contre les Grecs et embarrasser les Lombards ; Charles Martel ne pouvait donc manquer son entreprise.

3 On peut voir, dans les auteurs de ce temps-là, l’impression que l’autorité de tant de papes fit sur l’esprit des Français. Quoique le roi Pepin eût déjà été couronné par l’archevêque de Mayence, il regarda l’onction qu’il reçut du pape Étienne comme une chose qui le confirmait dans tous ses droits. (M.)

4 Anno 858, apud Carisiacum, édition de Baluze, tome II, p. 101. (M.)

5 Ibid., tome II, art. 7, p. 109. (M.)

6 Precaria, quod precibus utendum conceditur, dit Cujas, dans ses notes sur le Livre I des fiefs. Je trouve dans un diplôme du roi Pepin, daté de la troisième année de son règne, que ce prince n’établit pas le premier ces lettres précaires ; il en cite une faite par le maire Ébroin et continuée depuis. Voyez le diplôme de ce roi, dans le tome V des Historiens de France des bénédictins, art. 6. (M.)

7 L’an 743. Voyez le liv. V des Capitulaires, art. 3, édit. de Baluze, p. 825. (M.)

8 Celui de Metz, de l’an 756, art. 4. (M.)

9 Voyez son capitulaire de l’an 803, donné à Worms, édit. de Baluze, p. 411, où il règle le contrat précaire ; et celui de Francfort, de l’an 794, p. 267, art. 24, sur les réparations des maisons ; et celui de l’an 800, p. 330. (M.)

10 Comme il paraît par la note précédente et par le capitulaire de Pepin, roi d’Italie, où il est dit que le roi donnerait en fief les monastères à ceux qui se recommanderaient pour des fiefs. Il est ajouté à la loi des Lombards, liv. III, tit. I, § 30 et aux lois saliques, recueil des lois de Pepin, dans Échard, p. 195, tit. XXVI, art. 4. (M.)

11 Voyez la constitution de Lothaire I, dans la loi des Lombards, liv. III, loi 1, § 43. (M.)

12 Ibid. § 44.(M.)

13 Ibid. (M.)

14 Donné la vingt-huitième année du règne de Charles le Chauve, l’an 868, édit. de Baluze, p. 203. (M.)

15 Cum consilio et consensu ipsius qui locum retinet. (M.)

16 Concilium apud Bonoilum, seizième année de Charles le Chauve, l’an 856, édit. de Baluze, p. 78. (M.)

17 Inf., ch. XXIII.

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