CHAPITRE XII. ÉTABLISSEMENT DES DIMES.

Les règlements faits sous le roi Pepin avaient plutôt donné à l’Église l’espérance d’un soulagement qu’un soulagement effectif ; et, comme Charles Martel trouva tout le patrimoine public entre les mains des ecclésiastiques, Charlemagne trouva les biens des ecclésiastiques entre les mains des gens de guerre. On ne pouvait faire restituer à ceux-ci ce qu’on leur avait donné ; et les circonstances où l’on était pour lors rendaient la chose encore plus impraticable qu’elle n’était de sa nature. D’un autre côté, le christianisme ne devait pas périr, faute de ministres, de temples et d’instructions 1 .

Cela fit que Charlemagne établit les dîmes, nouveau genre de bien, qui eut cet avantage pour le clergé, qu’étant singulièrement donné à l’Église, il fut plus aisé dans la suite d’en reconnaître les usurpations 2 .

On a voulu donner à cet établissement des dates bien plus reculées ; mais les autorités que l’on cite me semblent être des témoins contre ceux qui les allèguent. La constitution 3 de Clotaire dit seulement qu’on ne lèverait point de certaines dîmes 4 sur les biens de l’Église. Bien loin donc que l’Église levât des dîmes dans ces temps-là, toute sa prétention était de s’en faire exempter. Le second concile de Mâcon 5 , tenu l’an 585, qui ordonne que l’on paie les dîmes, dit, à la vérité, qu’on les avait payées dans les temps anciens ; mais il dit aussi que, de son temps, on ne les payait plus.

Qui doute qu’avant Charlemagne on n’eût ouvert la Bible, et prêché les dons et les offrandes du Lévitique ? Mais je dis qu’avant ce prince les dîmes pouvaient être prêchées, mais qu’elles n’étaient point établies.

J’ai dit que les règlements faits sous le roi Pepin avaient soumis au paiement des dîmes et aux réparations des églises, ceux qui possédaient en fief les biens ecclésiastiques. C’était beaucoup d’obliger par une loi, dont on ne pouvait disputer la justice, les principaux de la nation à donner l’exemple.

Charlemagne fit plus : et on voit, par le capitulaire de Villis 6 , qu’il obligea ses propres fonds au paiement des dîmes : c’était encore un grand exemple.

Mais le bas peuple n’est guère capable d’abandonner ses intérêts par des exemples. Le synode de Francfort 7 lui présenta un motif plus pressant pour payer les dîmes. On y fit un capitulaire dans lequel il est dit que, dans la dernière famine, on avait trouvé les épis de bled vides 8  ; qu’ils avaient été dévorés par les démons, et qu’on avait entendu leurs voix qui reprochaient de n’avoir pas payé la dîme : et, en conséquence, il fut ordonné à tous ceux qui tenaient les biens ecclésiastiques, de payer la dîme ; et, en conséquence, encore, on l’ordonna à tous.

Le projet de Charlemagne ne réussit pas d’abord : cette charge parut accablante 9 . Le paiement des dîmes chez les Juifs était entré dans le plan de la fondation de leur république ; mais ici le paiement des dîmes était une charge indépendante de celles de l’établissement de la monarchie. On peut voir, dans les dispositions ajoutées à la loi des Lombards 10 , la difficulté qu’il y eut à faire recevoir les dîmes par les lois civiles : on peut juger, par les différents canons des conciles, de celle qu’il y eut à les faire recevoir par les lois ecclésiastiques.

Le peuple consentit enfin à payer les dîmes, à condition qu’il pourrait les racheter. La constitution de Louis le Débonnaire 11 , et celle de l’empereur Lothaire 12 son fils, ne le permirent pas.

Les lois de Charlemagne sur l’établissement des dîmes étaient l’ouvrage de la nécessité ; la religion seule y eut part, et la superstition n’en eut aucune.

La fameuse division 13 qu’il fit des dîmes en quatre parties, pour la fabrique des églises, pour les pauvres, pour l’évêque, pour les clercs, prouve bien qu’il voulait donner à l’Église cet état fixe et permanent qu’elle avait perdu.

Son testament 14 fait voir qu’il voulut achever de réparer les maux que Charles Martel, son aïeul, avait faits. Il fit trois parties égales de ses biens mobiliers : il voulut que deux de ces parties fussent divisées en vingt-une, pour les vingt-une métropoles de son empire ; chaque partie devait être subdivisée entre la métropole et les évêchés qui en dépendaient. Il partagea le tiers qui restait en quatre parties ; il en donna une à ses enfants et ses petits-enfants, une autre fut ajoutée aux deux tiers déjà donnés, les deux autres furent employées en œuvres pies. Il semblait qu’il regardât le don immense qu’il venait de faire aux églises, moins comme une action religieuse, que comme une dispensation politique.

1 Dans les guerres civiles qui s’élevèrent du temps de Charles Martel, les biens de l’Église de Reims furent donnés aux laïques. On laissa le clergé subsister comme il pourrait, est-il dit dans la vie de saint Remy. Surius, tome I, p. 279. (M.)

2 Loi des Lombards, liv. III, tit. III, § 1 et 2. (M.)

3 C’est celle dont j’ai tant parlé au chapitre IV ci-dessus, que l’on trouve dans l’édit. des Capitulaires de Baluze, tome I, art. 11, p. 9. (M.)

4 Agraria et pascuaria, vel decimas porcorum, Ecclesiœ concedimus ; ita ut actor aut decimator in rebus Ecclesiœ nullus accedat. Le capitulaire de Charlemagne, de l’an 800, édit. de Baluze, p. 336, explique très-bien ce que c’était que cette sorte de dîme dont Clotaire exempte l’Église : c’était le dixième des cochons que l’on mettait dans les forêts du roi pour engraisser : et Charlemagne veut que ses juges le paient comme les autres, afin de donner l’exemple. On voit que c’était un droit seigneurial ou économique. (M.)

5 Canone V, ex tomo I. Conciliorum antiquorum Galliae, opera Jacobi Sirmondi. (M.)

6 Art. 6, édit. de Baluze, p. 332. Il fut donné l’an 800. (M.)

7 Tenu sous Charlemagne, l’an 791. (M.)

8 Experimento enim didicimus in anno quo illa valida fames irrepsit, ebullire vacuas annonas a daemonibus devoratas, et voces exprobationis auditas, etc., édit. de Baluze, p. 267, art. 23. (M.)

9 Voyez entre autres le capitulaire de Louis le Débonnaire, de l’an 829, édition de Baluze, p. 663, contre ceux qui, dans la vue de ne pas payer la dîme, ne cultivaient point leurs terres ; et art. 5. Nonis quidem et decimis, unde et genitor noster et nos frequenter in diversis placitis admonitionem fecimus. (M.)

10 Entre autres celle de Lothaire, liv. III, tit. III, ch. VI. (M.)

11 De l’an 829, art. 7, dans Baluze, tome I, p. 663. (M.)

12 Loi des Lombards, liv. III, tit. III, § 8. (M.)

13 Loi des Lombards, liv. III, tit. III, § 4. (M.)

14 C’est une espèce de codicille rapporté par Éginhart, et qui est différent du testament même qu’on trouve dans Goldast et Baluze. (M.)

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