Charlemagne, dans le partage dont j’ai parlé au chapitre précédent 1 , régla qu’après sa mort les hommes de chaque roi recevraient des bénéfices dans le royaume de leur roi, et non dans le royaume d’un autre 2 ; au lieu qu’on conserverait ses aleux dans quelque royaume que ce fût. Mais il ajoute que tout homme libre pourrait, après la mort de son seigneur, se recommander pour un fief dans les trois royaumes à qui il voudrait, de même que celui qui n’avait jamais eu de seigneur 3 . On trouve les mêmes dispositions dans le partage que fit Louis le Débonnaire à ses enfants l’an 817 4 .
Mais, quoique les hommes libres se recommandassent pour un fief, la milice du comte n’en était point affaiblie : il fallait toujours que l’homme libre contribuât pour son aleu, et préparât des gens qui en fissent le service, à raison d’un homme pour quatre manoirs ; ou bien qu’il préparât un homme qui servît pour lui le fief ; et quelques abus s’étant introduits là-dessus, ils furent corrigés, comme il paraît par les constitutions 5 de Charlemagne, et par celle de Pepin, roi d’Italie 6 , qui s’expliquent l’une l’autre.
Ce que les historiens ont dit, que la bataille de Fontenay causa la ruine de la monarchie, est très-vrai ; mais qu’il me soit permis de jeter un coup d’œil sur les funestes conséquences de cette journée.
Quelque temps après cette bataille, les trois frères, Lothaire, Louis et Charles, firent un traité dans lequel je trouve des clauses qui durent changer tout l’État politique chez les Français 7 .
Dans l’annonciation 8 que Charles fit au peuple de la partie de ce traité qui le concernait, il dit que tout homme libre pourrait choisir pour seigneur qui il voudrait, du roi ou des autres seigneurs 9 . Avant ce traité, l’homme libre pouvait se recommander pour un fief, mais son aleu restait toujours sous la puissance immédiate du roi, c’est-à-dire sous la jurisdiction du comte ; et il ne dépendait du seigneur auquel il s’était recommandé, qu’à raison du fief qu’il en avait obtenu. Depuis ce traité, tout homme libre put soumettre son aleu au roi, ou à un autre seigneur, à son choix. Il n’est point question de ceux qui se recommandaient pour un fief, mais de ceux qui changeaient leur aleu en fief, et sortaient, pour ainsi dire, de la jurisdiction civile, pour entrer dans la puissance du roi ou du seigneur qu’ils voulaient choisir.
Ainsi ceux qui étaient autrefois nuement sous la puissance du roi, en qualité d’hommes libres sous le comte, devinrent insensiblement vassaux les uns des autres, puisque chaque homme libre pouvait choisir pour seigneur qui il voulait, ou du roi, ou des autres seigneurs ;
2º Qu’un homme changeant en fief une terre qu’il possédait à perpétuité, ces nouveaux fiefs ne pouvaient plus être à vie. Aussi voyons-nous, un moment après, une loi générale pour donner les fiefs aux enfants du possesseur ; elle est de Charles le Chauve, un des trois princes qui contractèrent 10 .
Ce que j’ai dit de la liberté qu’eurent tous les hommes de la monarchie, depuis le traité des trois frères, de choisir pour seigneur qui ils voulaient, du roi ou des autres seigneurs, se confirme par les actes passés depuis ce temps-là.
Du temps de Charlemagne, lorsqu’un vassal avait reçu d’un seigneur une chose, ne valût-elle qu’un sou, il ne pouvait plus le quitter 11 . Mais, sous Charles le Chauve, les vassaux purent impunément suivre leurs intérêts ou leur caprice ; et ce prince s’exprime si fortement là-dessus, qu’il semble plutôt les inviter à jouir de cette liberté, qu’à la restreindre 12 . Du temps de Charlemagne, les bénéfices étaient plus personnels que réels ; dans la suite ils devinrent plus réels que personnels.
1 De l’an 806, entre Charles, Pepin et Louis. Il est rapporté par Goldast, et par Baluze, tome I, p. 439. (M.)
2 Art. 9, pag. 443. Ce qui est conforme au traité d’Andely, dans Grégoire de Tours, liv. IX. (M.)
3 Art. 10. Et il n’est point parlé de ceci dans le traité d’Andely. (M.)
4 Dans Baluze, tome I, p. 174. Licentiam habeat unusquisque liber homo qui seniorem non habuerit, cuicumque ex his tribus fratribus voluerit, se commendandi, art. 9. Voyez aussi le partage que fit le même empereur, l’an 837, art. 6, édit. de Baluze, p. 686. (M.)
5 De l’an 811, édit. de Baluze, tome I, p. 486, art. 7 et 8 ; et celle de l’an 812, ibid. p. 490, art. 1. Ut omnis liber homo qui quatuor mansos vestitos de proprio suo, sine de alicujus beneficio habet, ipse se prœparet, et ipse in hostem pergat, sive cum seniore suo, etc. Voyez le capitulaire de l’an 807, édit. de Baluze, tome I, p. 438. (M.)
6 De l’an 793, insérée dans la loi des Lombards, liv. III, tit. IX, ch. IX. (M.)
7 En l’an 847, rapporté par Aubert Le Mire, et Baluze, tome II, p. 42. Conventus apud Marsnam. (M.)
8 Adnunciatio. (M.)
9 Ut unusquisque liber homo in nostro regno seniorem quem voluerit, in nobis et in nostris fidelibus, accipiat. Art 2 de l’annonciation de Charles.
10 Capitulaire de l’an 877, tit. LIII, art. 9 et 10, apud Carisiacum. Similiter et de nostris vassallis faciendum est, etc. Ce capitulaire se rapporte à un autre de la même année et du même lieu, art. 3. (M.)
11 Capitulaire d’Aix-la-Chapelle, de l’an 813, art. 16. Quod nullus seniorem suum dimittat, postquam ab eo acceperit valente solidum unum. Et le capitulaire de Pepin, de l’an 783, art. 5. (M.)
12 Voyez le capitulaire de Carisiaco, de l’an 856, art. 10 et 13, édit. de Baluze, tome II, page 83, dans lequel le roi et les seigneurs ecclésiastiques et laïques convinrent de ceci : Et si aliquis de vobis talis est cui suus senioratus non placet, et illi simulat ut ad alium seniorem melius quam ad illum acaptare possit, veniat ad illum, et ipse tranquille et pacifico animo donet illi contmeatum... et quod Deus illi cupierit, et ad alium seniorem acaptare potuerit, pacifice habeat. (M.)