CHAPITRE XXXIII. QUELQUES CONSÉQUENCES DE LA PERPÉTUITÉ DES FIEFS.

Il suivit de la perpétuité des fiefs que le droit d’aînesse ou de primogéniture s’établit parmi les Français. On ne le connaissait point dans la première race 1  : la couronne se partageait entre les frères, les aleux se divisaient de même ; et les fiefs, amovibles ou à vie, n’étant pas un objet de succession, ne pouvaient pas être un objet de partage.

Dans la seconde race, le titre d’empereur qu’avait Louis le Débonnaire, et dont il honora Lothaire son fils aîné, lui fit imaginer de donner à ce prince une espèce de primauté sur ses cadets. Les deux rois devaient aller trouver l’empereur chaque année, lui porter des présents 2 , et en recevoir de lui de plus grands ; ils devaient conférer avec lui sur les affaires communes. C’est ce qui donna à Lothaire ces prétentions qui lui réussirent si mal. Quand Agobard écrivit pour ce prince 3 , il allégua la disposition de l’empereur même, qui avait associé Lothaire à l’empire, après que, par trois jours de jeûne et par la célébration des saints sacrifices, par des prières et des aumônes, Dieu avait été consulté ; que la nation lui avait prêté serment, qu’elle ne pouvait point se parjurer ; qu’il avait envoyé Lothaire à Rome, pour être confirmé par le pape. Il pèse sur tout ceci, et non pas sur le droit d’aînesse. Il dit bien que l’empereur avait désigné un partage aux cadets, et qu’il avait préféré l’aîné ; mais en disant qu’il avait préféré l’aîné, c’était dire en même temps qu’il aurait pu préférer les cadets.

Mais quand les fiefs furent héréditaires, le droit d’aînesse s’établit dans la succession des fiefs, et, par la même raison, dans celle de la couronne, qui était le grand fief. La loi ancienne, qui formait des partages, ne subsista plus : les fiefs étant chargés d’un service, il fallait que le possesseur fût en état de le remplir. On établit un droit de primogéniture ; et la raison de la loi féodale força celle de la loi politique ou civile.

Les fiefs passant aux enfants du possesseur, les seigneurs perdaient la liberté d’en disposer ; et, pour s’en dédommager, ils établirent un droit qu’on appela le droit de rachat, dont parlent nos coutumes, qui se paya d’abord en ligne directe, et qui, par usage, ne se paya plus qu’en ligne collatérale.

Bientôt les fiefs purent être transportés aux étrangers, comme un bien patrimonial. Cela fit naître le droit de lods et ventes, établi dans presque tout le royaume. Ces droits furent d’abord arbitraires ; mais quand la pratique d’accorder ces permissions devint générale, on les fixa dans chaque contrée.

Le droit de rachat devait se payer à chaque mutation d’héritier, et se paya même d’abord en ligne directe 4 . La coutume la plus générale l’avait fixé à une année du revenu. Cela était onéreux et incommode au vassal, et affectait, pour ainsi dire, le fief. Il obtint souvent, dans l’acte d’hommage, que le seigneur ne demanderait plus pour le rachat qu’une certaine somme d’argent 5 , laquelle, par les changements arrivés aux monnaies, est devenue de nulle importance : ainsi le droit de rachat se trouve aujourd’hui presque réduit à rien, tandis que celui de lods et ventes a subsisté dans toute son étendue. Ce droit-ci ne concernant ni le vassal ni ses héritiers, mais étant un cas fortuit qu’on ne devait ni prévoir ni attendre, on ne fit point ces sortes de stipulations, et on continua à payer une certaine portion du prix.

Lorsque les fiefs étaient à vie, on ne pouvait pas donner une partie de son fief, pour le tenir pour toujours en arrière-fief ; il eût été absurde qu’un simple usufruitier eût disposé de la propriété de la chose. Mais, lorsqu’ils devinrent perpétuels, cela fut permis 6 , avec de certaines restrictions que mirent les coutumes 7  : ce qu’on appela se jouer de son fief.

La perpétuité des fiefs ayant fait établir le droit de rachat, les filles purent succéder à un fief, au défaut des mâles. Car le seigneur donnant le fief à la fille, il multipliait les cas de son droit de rachat, parce que le mari devait le payer comme la femme 8 . Cette disposition ne pouvait avoir lieu pour la couronne ; car comme elle ne relevait de personne, il ne pouvait point y avoir de droit de rachat sur elle.

La fille de Guillaume V, comte de Toulouse, ne succéda pas à la comté. Dans la suite, Aliénor succéda à l’Aquitaine, et Mathilde à la Normandie ; et le droit de la succession des filles parut dans ces temps-là si bien établi, que Louis le Jeune, après la dissolution de son mariage avec Aliénor, ne fit aucune difficulté de lui rendre la Guienne. Comme ces deux derniers exemples suivirent de très-près le premier, il faut que la loi générale qui appelait les femmes à la succession des fiefs, se soit introduite plus tard dans la comté de Toulouse que dans les autres provinces du royaume 9 .

La constitution de divers royaumes de l’Europe a suivi l’état actuel où étaient les fiefs dans les temps que ces royaumes ont été fondés. Les femmes ne succédèrent ni à la couronne de France ni à l’Empire, parce que, dans l’établissement de ces deux monarchies, les femmes ne pouvaient succéder aux fiefs ; mais elles succédèrent dans les royaumes dont l’établissement suivit celui de la perpétuité des fiefs, tels que ceux qui furent fondés par les conquêtes des Normands, ceux qui furent fondés a par les conquêtes faites sur les Maures ; d’autres enfin, qui, au delà des limites de l’Allemagne, et dans des temps assez modernes, prirent, en quelque façon, une seconde naissance par l’établissement du christianisme 10 .

Quand les fiefs étaient amovibles, on les donnait à des gens qui étaient en état de les servir, et il n’était point question des mineurs. Mais, quand ils furent perpétuels, les seigneurs prirent le fief jusqu’à la majorité, soit pour augmenter leurs profits, soit pour faire élever le pupille dans l’exercice des armes 11 . C’est ce que nos coutumes appellent la garde-noble., laquelle est fondée sur d’autres principes que ceux de la tutelle, et en est entièrement distincte.

Quand les fiefs étaient à vie, on se recommandait pour un fief ; et la tradition réelle, qui se faisait par le sceptre, constatait le fief, comme fait aujourd’hui l’hommage. Nous ne voyons pas que les comtes, ou même les envoyés du roi, reçussent les hommages dans les provinces ; et cette fonction ne se trouve pas dans les commissions de ces officiers, qui nous ont été conservées dans les capitulaires. Ils faisaient bien quelquefois prêter le serment de fidélité à tous les sujets 12  ; mais ce serment était si peu un hommage de la nature de ceux qu’on établit depuis, que, dans ces derniers, le serment de fidélité était une action jointe à l’hommage, qui tantôt suivait et tantôt précédait l’hommage, qui n’avait point lieu dans tous les hommages, qui fut moins solennelle que l’hommage, et en était entièrement distincte 13 .

Les comtes et les envoyés du roi faisaient encore, dans les occasions, donner aux vassaux, dont la fidélité était suspecte, une assurance qu’on appellait firmitas 14  ; mais cette assurance ne pouvait être un hommage, puisque les rois se la donnaient entre eux 15

Que si l’abbé Suger parle d’une chaire 16 de Dagobert, où, selon le rapport de l’antiquité, les rois de France avaient coutume de recevoir les hommages des seigneurs 17 , il est clair qu’il emploie ici les idées et le langage de son temps.

Lorsque les fiefs passèrent aux héritiers, la reconnaissance du vassal, qui n’était dans les premiers temps qu’une chose occasionnelle, devint une action réglée : elle fut faite d’une manière plus éclatante, elle fut remplie de plus de formalités, parce qu’elle devait porter la mémoire des devoirs réciproques du seigneur et du vassal, dans tous les âges.

Je pourrais croire que les hommages commencèrent à s’établir du temps du roi Pepin, qui est le temps où j’ai dit que plusieurs bénéfices furent donnés à perpétuité : mais je le croirais avec précaution, et dans la supposition seule que les auteurs des anciennes Annales des Francs n’aient pas été des ignorants, qui, décrivant les cérémonies de l’acte de fidélité que Tassillon, duc de Bavière, fit à Pepin 18 , aient parlé suivant les usages qu’ils voyaient pratiquer de leur temps 19 .

1 Voyez la loi salique et la loi des Ripuaires, an titre des aleux. (M.)

2 Voyez le capitulaire de l’an 817, qui contient le premier partage que Louis le Débonnaire fit entre ses enfants. (M.)

3 Voyez ses deux lettres à ce sujet, dont l’une a pour titre de divisione imperii. (M.)

4 Voyez l’ordonnance de Philippe-Auguste, de l’an 1209, sur les fiefs. (M.)

5 On trouve dans les chartres plusieurs de ces conventions, comme dans le capitulaire de Vendôme et celui de l’abbaye de Saint-Cyprien en Poitou, dont M. Galland, p. 55, a donné des extraits. (M.)

6 Mais on ne pouvait pas abréger le fief, c’est-à-dire en éteindre une portion. (M.)

7 Elles fixèrent la portion dont on pouvait se jouer. (M.)

8 C’est pour cela que le seigneur contraignoit la veuve de se remarier. (M.)

9 La plupart des grandes maisons avaient leurs lois de succession particulières. Voyez ce que M. de la Thaumassière nous dit sur les maisons du Berri. (M.)

a A. B. Ceux qui le furent par les conquêtes faites sur les Maures.

10 Les États scandinaves et la Moscovie.

11 On voit dans le capitulaire de l’année 877, apud Carisiacum, art. 3, édit. de Baluze, tome II, p. 269, le moment où les rois firent administrer les fiefs pour les conserver aux mineurs : exemple qui fut suivi par les seigneurs, et donna l’origine à ce que nous appelons la garde-noble. (M.)

12 On en trouve la formule dans le capitulaire II de l’an 802. Voyez aussi celui de l’an 854, art. 13 et autres. (M.)

13 M. du Cange, au mot Hominium, p. 1163, et au mot Fidelitas, p. 474, cite les chartres des anciens hommages, où ces différences se trouvent, et grand nombre d’autorités qu’on peut voir. Dans l’hommage, le vassal mettait sa main dans celle du seigneur, et jurait : le serment de fidélité se faisait en jurant sur les évangiles. L’hommage se faisait à genoux ; le serment de fidélité debout. Il n’y avait que le seigneur qui pût recevoir l’hommage ; mais ses officiers pouvaient prendre le serment de fidélité. Voyez Littleton, sect. XCI et XCII. Foi et hommage, c’est fidélité et hommage. (M.)

14 Capitulaire de Charles le Chauve, de l’an 860, post reditum a Confluentibus, art. 3, édit. de Baluze, p. 145. (M.)

15 Ibid., art. 1. (M.)

16 C’est-à-dire d’un fauteuil. Ce siège existe encore ; il est conservé au Musée des souverains.

17 Suger, Lib. de administratione sua. (M.)

18 Anno 737, ch. XVII. (M.)

19 Tassillo venit in vassatico se commendans, per manus sacramenta juravit multa et innumerabilia, reliques sanctorum manus imponens, et fidelitatem promisit Pippino. Il semblerait qu’il y aurait là un hommage et un serment de fidélité. Voyez à la page 90 la note 3. (M.)

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