CHAPITRE XI. CONTINUATION DU MÊME SUJET.

Ce qui a donné l’idée d’un règlement général fait dans le temps de la conquête, c’est qu’on a vu en France un prodigieux nombre de servitudes vers le commencement de la troisième race ; et, comme on ne s’est pas aperçu de la progression continuelle qui se fit de ces servitudes, on a imaginé dans un temps obscur une loi générale qui ne fut jamais.

Dans le commencement de la première race, on voit un nombre infini d’hommes libres, soit parmi les Francs, soit parmi les Romains ; mais le nombre des serfs augmenta tellement, qu’au commencement de la troisième tous les laboureurs et presque tous les habitants des villes se trouvèrent serfs 1  ; et, au lieu que dans le commencement de la première, il y avait dans les villes à peu près la même administration que chez les Romains, des corps de bourgeoisie, un sénat, des cours de judicature a , on ne trouve guère, vers le commencement de la troisième, qu’un seigneur et des serfs.

Lorsque les Francs, les Bourguignons et les Goths, faisaient leurs invasions, ils prenaient l’or, l’argent, les meubles, les vêtements, les hommes, les femmes, les garçons, dont l’armée pouvait se charger ; le tout se rapportait en commun, et l’armée le partageait 2 . Le corps entier de l’histoire prouve qu’après le premier établissement, c’est-à-dire après les premiers ravages, ils reçurent à composition les habitants, et leur laissèrent tous leurs droits politiques et civils. C’était le droit des gens de ces temps-là ; on enlevait tout dans la guerre, on accordait tout dans la paix. Si cela n’avait pas été ainsi, comment trouverions-nous dans les lois saliques et bourguignonnes tant de dispositions contradictoires à la servitude générale des hommes ?

Mais ce que la conquête ne fit pas, le même droit des gens 3 , qui subsista après la conquête, le fit. La résistance, la révolte, la prise des villes, emportaient avec elles la servitude des habitants. Et comme, outre les guerres que les différentes nations conquérantes firent entre elles, il y eut cela de particulier chez les Francs, que les divers partages de la monarchie firent naître sans cesse des guerres civiles entre les frères ou neveux, dans lesquelles ce droit des gens fut toujours pratiqué, les servitudes devinrent plus générales en France que dans les autres pays : et c’est, je crois, une des causes de la différence qui est entre nos lois françaises et celles d’Italie et d’Espagne, sur les droits des seigneurs.

La conquête ne fut que l’affaire d’un moment ; et le droit des gens que l’on y employa, produisit quelques servitudes. L’usage du même droit des gens, pendant plusieurs siècles, fit que les servitudes s’étendirent prodigieusement.

Theuderic 4 , croyant que les peuples d’Auvergne ne lui étaient pas fidèles, dit aux Francs de son partage : « Suivez-moi, je vous mènerai dans un pays où vous aurez de l’or, de l’argent, des captifs, des vêtements, des troupeaux en abondance ; et vous en transférerez tous les hommes dans votre pays ».

Après la paix 5 qui se fit entre Gontran b et Chilpéric, ceux qui assiégeaient Bourges ayant eu ordre de revenir, ils amenèrent tant de butin, qu’ils ne laissèrent presque dans le pays ni hommes ni troupeaux.

Théodoric c , roi d’Italie, dont l’esprit et la politique étaient de se distinguer toujours des autres rois barbares, envoyant son armée dans la Gaule, écrit au général 6  : « Je veux qu’on suive les lois romaines, et que vous rendiez les esclaves fugitifs à leurs maîtres : le défenseur de la liberté ne doit point favoriser l’abandon de la servitude. Que les autres rois se plaisent dans le pillage et la ruine des villes qu’ils ont prises : nous voulons vaincre de manière que nos sujets se plaignent d’avoir acquis trop tard la sujétion. » Il est clair qu’il voulait rendre odieux les rois des Francs et des Bourguignons, et qu’il faisait allusion à leur droit des gens.

Ce droit subsista dans la seconde race. L’armée de Pepin étant entrée en Aquitaine, revint en France chargée d’un nombre infini de dépouilles et de serfs, disent les Annales de Metz 7 .

Je pourrais citer des autorités d sans nombre. Et comme, dans ces malheurs, les entrailles de la charité s’émurent ; comme plusieurs saints évêques, voyant les captifs attaché deux à deux, employèrent l’argent des églises, et vendirent même les vases sacrés pour en racheter ce qu’ils purent ; que de saints moines s’y employèrent ; c’est dans la vie des saints que l’on trouve les plus grands éclaircissements sur cette matière 8 . Quoiqu’on puisse reprocher aux auteurs de ces vies d’avoir été quelquefois un peu trop crédules sur des choses que Dieu a certainement faites si elles ont été dans l’ordre de ses desseins, on ne laisse pas d’en tirer de grandes lumières sur les mœurs et les usages de ces temps-là.

Quand on jette les yeux sur les monuments de notre histoire et de nos lois, il semble que tout est mer, et que les rivages même manquent à la mer 9 . Tous ces écrits froids, secs, insipides et durs, il faut les lire e , il faut les dévorer, comme la fable dit que Saturne dévorait les pierres.

Une infinité de terres que des hommes libres faisaient valoir 10 , se changèrent en main-mortables. Quand un pays se trouva privé des hommes libres qui l’habitaient, ceux qui avaient beaucoup de serfs prirent ou se firent céder de grands territoires, et y bâtirent des villages, comme on le voit dans diverses chartres. D’un autre côté, les hommes libres qui cultivaient les arts 11 , se trouvèrent être des serfs qui devaient les exercer ; les servitudes rendaient aux arts et au labourage ce qu’on leur avait ôté.

Ce fut une chose usitée, que les propriétaires des terres les donnèrent aux églises pour les tenir eux-mêmes à cens, croyant participer par leur servitude à la sainteté des églises 12 .

1 Pendant que la Gaule était sous la domination des Romains, ils formaient des corps particuliers : c’étaient ordinairement des affranchis ou descendants d’affranchis. (M.)

a Un sénat, des cours de judicature, n’est pas dans A.

2 Voyez Grégoire de Tours, liv. II, ch. XXVII ; Aimoin, liv. I, ch. XII. (M.)

3 Voyez les Vies des saints citées ci-dessous. (M.)

4 Grégoire de Tours, liv. III, ch. XI. (M.)

5 Ibid., liv. VI, ch. XXXI. (M.)

b La première édition écrit toujours Gontram.

c Ce paragraphe et le suivant ne sont ni dans A, ni dans B.

6 Lettre 43, liv. III dans Cassiodore. (M.)

7 Sur l’an 763. Innumerabilibus spoliis et captivis totus ille exercitus ditatus, in Franciam reversus est. (M.)

d A. Voyez la chronique de Frédégaire sur l’année 600 et son continuateur sur l’an 741. Annales de Fulde, année 739 ; Paul Diacre, de gestis Langobardorum, liv. III, chap. XXX ; et liv. IV, ch. I ; et les Vies des saints citées note suivante. (M.)

8 Voyez les vies de saint Épiphane, de saint Eptadius, de saint Césaire, de saint Fidole, de saint Porcien, de saint Trévérius, de saint Eusichius, et de saint Léger ; les miracles de saint Julien. (M.)

9 Deerant quoque littora ponto.

Ovid., Metam., liv. I, v. 203. (M.)

e Il faut les lire n’est ni dans A, ni dans B.

10 Les colons même n’étaient pas tous serfs : voyez les loise [loix] 48 et 23, au Code de agricolis et censitis et colonis, et la 20e du même titre. (M.)

11 Qui avaient des métiers.

12 Convaincus aussi, et non sans raison, que les immunités de l’Église les protégeraient dans la paisible jouissance de leurs biens.

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