CHAPITRE XII. QUE LES TERRES DU PARTAGE DES BARBARES NE PAYAIENT POINT DE TRIBUTS.

Des peuples simples, pauvres, libres, guerriers, pasteurs, qui vivaient sans industrie, et ne tenaient à leurs terres que par des cases de jonc 1 , suivaient des chefs pour faire du butin, et non pas pour payer ou lever des tributs. L’art de la maltôte est toujours inventé après coup, et lorsque les hommes commencent à jouir de la félicité des autres arts.

Le tribut 2 passager d’une cruche de vin par arpent, qui fut une des vexations de Chilpéric et de Frédégonde, ne concerna que les Romains. En effet, ce ne furent pas les Francs qui déchirèrent les rôles de ces taxes, mais les ecclésiastiques, qui, dans ces temps-là, étaient tous Romains 3 . Ce tribut affligea principalement les habitants des villes 4  : or, les villes étaient presque toutes habitées par des Romains.

Grégoire de Tours 5 dit qu’un certain juge fut obligé, après la mort de Chilpéric, de se réfugier dans une église, pour avoir, sous le règne de ce prince, assujetti à des tributs des Francs, qui, du temps de Childebert, étaient ingénus : Multos de Francis, qui, tempore Childeberti regis, ingenui fuerant, publico tributo subegit. Les Francs qui n’étaient point serfs, ne payaient donc point de tributs.

Il n’y a point de grammairien qui ne pâlisse en voyant comment ce passage a été interprété par M. l’abbé Dubos 6 . Il remarque que, dans ces temps-là, les affranchis étaient aussi appelés ingénus. Sur cela, il interprète le mot latin ingenui, par ces mots : affranchis de tributs ; expression dont on peut se servir dans la langue française, comme on dit affranchis de soins, affranchis de peines ; mais dans la langue latine, ingenui tributis, libertini a tributis, manumissi tributorum, seraient des expressions monstrueuses.

Parthenius, dit Grégoire de Tours 7 , pensa être mis à mort par les Francs, pour leur avoir imposé des tributs. M. l’abbé Dubos 8 , pressé par ce passage, suppose froidement ce qui est en question : c’était, dit-il, une surcharge a .

On voit, dans la loi des Wisigoths 9 , que, quand un barbare occupait le fonds d’un Romain, le juge l’obligeait de le vendre, pour que ce fonds continuât à être tributaire : les barbares ne payaient donc pas de tributs sur les terres 10 .

M. l’abbé Dubos 11 , qui avait besoin que les Wisigoths payassent des tributs 12 , quitte le sens littéral et spirituel de la loi ; et imagine, uniquement parce qu’il imagine, qu’il y avait eu entre l’établissement des Goths et cette loi une augmentation de tributs qui ne concernait que les Romains. Mais il n’est permis qu’au P. Hardouin d’exercer ainsi sur les faits un pouvoir arbitraire 13 .

M. l’abbé Dubos b va chercher 14 , dans le code de Justinien 15 , des lois pour prouver que les bénéfices militaires, chez les Romains, étaient sujets aux tributs : d’où il conclut qu’il en était de même des fiefs ou bénéfices chez les Francs. Mais l’opinion, que nos fiefs tirent leur origine de cet établissement des Romains, est aujourd’hui proscrite : elle n’a eu de crédit que dans les temps où l’on connaissait l’histoire romaine et très-peu la nôtre, et où nos monuments anciens étaient ensevelis dans la poussière.

M. l’abbé Dubos a tort de citer Cassiodore, et d’employer ce qui se passait en Italie et dans la partie de la Gaule soumise à Théodoric, pour nous apprendre ce qui était en usage chez les Francs ; ce sont des choses qu’il ne faut point confondre. Je ferai voir quelque jour, dans un ouvrage particulier 16 , que le plan de la monarchie des Ostrogoths était entièrement différent du plan de toutes celles qui furent fondées dans ces temps-là par les autres peuples barbares : et que, bien loin qu’on puisse dire qu’une chose était en usage chez les Francs, parce qu’elle l’était chez les Ostrogoths, on a au contraire un juste sujet de penser qu’une chose qui se pratiquait chez les Ostrogoths, ne se pratiquait pas chez les Francs.

Ce qui coûte le plus à ceux dont l’esprit flotte dans une vaste érudition, c’est de chercher leurs preuves là où elles ne sont point étrangères au sujet, et de trouver, pour parler comme les astronomes, le lieu du soleil.

M. l’abbé Dubos abuse des capitulaires comme de l’histoire c , et comme des lois des peuples barbares. Quand il veut que les Francs aient payé des tributs, il applique à des hommes libres ce qui ne peut être entendu que des serfs 17  ; quand il veut parler de leur milice, il applique à des serfs ce qui ne pouvait concerner que des hommes libres 18 .

1 Voyez Grégoire de Tours, liv. II. (M.)

2 Ibid., liv. V, c. XXVIII. (M.)

3 Cela paraît par toute l’Histoire de Grégoire de Tours. Le même Grégoire demande à un certain Valfiliacus comment il avait pu parvenir à la cléricature, lui qui était Lombard d’origine. Grégoire de Tours, liv. VIII, c. XXXVI. (M.)

4 Quœ conditio universis urbibus per Galliam constitutis summopere est adhibita. Vie de S. Aridius. (M.)

5 Liv. VII. (M.)

6 Établissement de la monarchie française, tome III, ch. XIV, p. 515. (M.)

7 Lib. III, ch. XXXVI. (M.)

8 Tome III, p. 514. (M.)

a Ce paragraphe et le suivant ne sont pas dans A, B.

9 Judices atque praepositi tertias Romanorum, ab illis qui occupatas tenent, auferant, et Romanis sua exactione sine alequa dilations restituant, ut nihil fisco debeat deperire. Liv. X, tit. I, ch. XIV. (M.)

10 Les Vandales n’en payaient point en Afrique. Procope, Guerre des Vandales, liv. I et II ; Historia miscella, liv. XVI, p. 106. Remarquez que les conquérants de l’Afrique étaient un composé de Vandales, d’Alains et de Francs. Historia miscella, liv. XIV, p. 94. (M.)

11 Établissement des Francs dans les Gaules. De la monarchie française, tome III, ch. XIV, p. 510. (M.)

12 Il s’appuie sur une autre loi des Wisigoths, liv. X, tit. I, art. 11, qui ne prouve absolument rien : elle dit seulement que celui qui a reçu d’un seigneur une terre, sous condition d’une redevance, doit la payer. (M.)

13 Le père Hardouin, jésuite (1646-1729), était un savant homme à qui nous devons une bonne édition de Pline l’Ancien, et une collection des Conciles en 12 volumes in-folio ; mais il prétendait que la plupart des ouvrages que nous ont légués la Grèce et Rome, étaient l’œuvre des moines du XIIIe siècle. Il avait imaginé, notamment, que l’Énéide était l’œuvre d’un bénédictin qui avait voulu célébrer le triomphe de l’Église sur la synagogue.

b Ce paragraphe et les deux suivants sont ajoutés dans la dernière édition.

14 Tome III, p. 511. (M.)

15 L. 3, tit. LXXIV, llib. XI. (M.)

16 Montesquieu avait eu l’idée de faire l’histoire de Théodoric, roi des Ostrogoths. On en a trouvé des fragments dans ses papiers.

c A. B, comme des historiens et des lois, etc.

17 Établissement de la monarchie française, tome III, ch. XIV, p. 513, où il cite l’art. 28 de l’édit de Pistes. Voyez ci-après le ch. XVIII. (M.)

18 Ibid., tome III, ch. IV, p. 298. (M.)

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