CHAPITRE XIX. DES COMPOSITIONS CHEZ LES PEUPLES BARBARES.

Comme il est impossible d’entrer un peu avant dans notre droit politique, si l’on ne connaît parfaitement les lois et les mœurs des peuples germains, je m’arrêterai un moment, pour faire la recherche de ces mœurs et de ces lois.

Il paraît par Tacite que les Germains ne connaissaient que deux crimes capitaux ; ils pendaient les traîtres, et noyaient les poltrons : c’étaient chez eux les seuls crimes qui fussent publics. Lorsqu’un homme avait fait quelque tort à un autre, les parents de la personne offensée ou lésée entraient dans la querelle 1  ; et la haine s’apaisait par une satisfaction. Cette satisfaction regardait celui qui avait été offensé, s’il pouvait la recevoir ; et les parents, si l’injure ou le tort leur était commun ; ou si, par la mort de celui qui avait été offensé ou lésé, la satisfaction leur était dévolue.

De la manière dont parle Tacite, ces satisfactions se faisaient par une convention réciproque entre les parties : aussi, dans les codes des peuples barbares, ces satisfactions s’appellent-elles des compositions.

Je ne trouve que la loi des Frisons qui ait laissé le peuple dans cette situation où chaque famille ennemie était, pour ainsi dire, dans l’état de nature 2  ; et où, sans être retenue par quelque loi politique ou civile, elle pouvait à sa fantaisie exercer sa vengeance, jusqu’à ce qu’elle eût été satisfaite. Cette loi même fut tempérée : on établit que celui dont on demandait la vie, aurait la paix dans sa maison, qu’il l’aurait en allant et en revenant de l’église, et du lieu où l’on rendait les jugements 3 .

Les compilateurs des lois saliques citent un ancien usage des Francs, par lequel celui qui avait exhumé un cadavre pour le dépouiller, était banni de la société des hommes, jusqu’à ce que les parents consentissent à l’y faire rentrer 4  ; et comme avant ce temps il était défendu à tout le monde, et à sa femme même, de lui donner du pain ou de le recevoir dans sa maison, un tel homme était à l’égard des autres, et les autres étaient à son égard, dans l’état de nature, jusqu’à ce que cet état eût cessé par la composition.

A cela près, on voit que les sages des diverses nations barbares songèrent à faire par eux-mêmes ce qu’il était trop long et trop dangereux d’attendre de la convention réciproque des parties. Ils furent attentifs à mettre un prix juste à la composition que devait recevoir celui à qui on avait fait quelque tort ou quelque injure. Toutes ces lois barbares ont là-dessus une précision admirables a  : on y distingue avec finesse les cas, on y pèse les circonstances 5  ; la loi se met à la place de celui qui est offensé, et demande pour lui la satisfaction que dans un moment de sang-froid il aurait demandée lui-même.

Ce fut par l’établissement de ces lois que les peuples germains sortirent de cet état de nature où il semble qu’ils étaient encore du temps de Tacite.

Rotharis déclara, dans loi des Lombards, qu’il avait augmenté les compositions de la coutume ancienne pour les blessures, afin que le blessé étant satisfait, les inimitiés pussent cesser 6 . En effet, les Lombards, peuple pauvre, s’étant enrichis par la conquête de l’Italie, les compositions anciennes devenaient frivoles, et les réconciliations ne se faisaient plus. Je ne doute pas que cette considération n’ait obligé les autres chefs des nations conquérantes à faire les divers codes de lois que nous avons aujourd’hui.

La principale composition était celle que le meurtrier devait payer aux parents du mort. La différence des conditions en mettait une dans les compositions : ainsi, dans la loi des Angles 7 , la composition était de six cents sous pour la mort d’un adalingue 8 , de deux cents pour celle d’un homme libre, de trente pour celle d’un serf. La grandeur de la composition établie sur la tête d’un homme, faisait donc une de ses grandes prérogatives ; car, outre la distinction qu’elle faisait de sa personne, elle établissait pour lui, parmi des nations violentes, une plus grande sûreté.

La loi des Bavarois nous fait bien sentir ceci 9  : elle donne le nom des familles bavaroises qui recevaient une composition double, parce qu’elles étaient les premières après les Agilolfingues 10 . Les Agilolfingues étaient de la race ducale, et on choisissait le duc parmi eux : ils avaient une composition quadruple. La composition pour le duc excédait d’un tiers celle qui était établie pour les Agilolfingues. « Parce qu’il est duc, dit la loi, on lui rend un plus grand honneur qu’à ses parents. »

Toutes ces compositions étaient fixées à prix d’argent. Mais comme ces peuples, surtout pendant qu’ils se tinrent dans la Germanie, n’en avaient guère, on pouvait donner du bétail, du bled, des meubles, des armes, des chiens, des oiseaux de chasse, des terres, etc 11 . Souvent même la loi fixait la valeur de ces choses 12  ; ce qui explique comment avec si peu d’argent, il y eut chez eux tant de peines pécuniaires.

Ces lois s’attachèrent donc à marquer avec précision la différence des torts, des injures, des crimes, afin que chacun connût au juste jusqu’à quel point il était lésé ou offensé ; qu’il sût exactement la réparation qu’il devait recevoir, et surtout qu’il n’en devait pas recevoir davantage.

Dans ce point de vue, on conçoit que celui qui se vengeait après avoir reçu la satisfaction, commettait un grand crime. Ce crime ne contenait pas moins une offense publique qu’une offense particulière : c’était un mépris de la loi même. C’est ce crime que les législateurs 13 ne manquèrent pas de punir.

Il y avait un autre crime qui fut surtout regardé comme dangereux, lorsque ces peuples perdirent dans le gouvernement civil quelque chose de leur esprit d’indépendance 14 , et que les rois s’attachèrent à mettre dans l’État une meilleure police ; ce crime était de ne vouloir point faire, ou de ne vouloir pas recevoir la satisfaction. Nous voyons, dans divers codes des lois des Barbares, que les législateurs 15 y obligeaient. En effet, celui qui refusait de recevoir la satisfaction, voulait conserver son droit de vengeance ; celui qui refusait de la faire, laissait à l’offensé son droit de vengeance : et c’est ce que les gens sages avaient réformé dans les institutions des Germains, qui invitaient à la composition, mais n’y obligeaient pas.

Je viens de parler d’un texte de la loi salique, où le législateur laissait à la liberté de l’offensé de recevoir ou de ne recevoir pas la satisfaction : c’est cette loi qui interdisait à celui qui avait dépouillé un cadavre le commerce des hommes 16 , jusqu’à ce que les parents, acceptant la satisfaction, eussent demandé qu’il pût vivre parmi les hommes. Le respect pour les choses saintes fit que ceux qui rédigèrent les lois saliques ne touchèrent point à l’ancien usage.

Il aurait été injuste d’accorder une composition aux parents d’un voleur tué dans l’action du vol, ou à ceux d’une femme qui avait été renvoyée après une séparation pour crime d’adultère. La loi des Bavarois ne donnait point de composition dans des cas pareils 17 , et punissait les parents qui en poursuivaient la vengeance.

Il n’est pas rare de trouver dans les codes des lois des Barbares des compositions pour des actions involontaires. La loi des Lombards est presque toujours sensée 18  ; elle voulait que 19 , dans ce cas, on composât suivant sa générosité, et que les parents ne pussent plus poursuivre la vengeance.

Clotaire II fit un décret très-sage ; il défendit à celui qui avait été volé de recevoir sa composition en secret 20 , et sans l’ordonnance du juge. On va voir tout à l’heure le motif de cette loi.

1 Suscipere tam inimicitias, seu patris, seu propinqui, quam amicitias, necesse est : nec implacabiles durant ; luitur enim etiam homicidium certo armentorum ac pecorum numero, recipitque satisfactionem universa domus. Tacite, de morib. Germ., c. XXI. (M.)

2 Voyez cette loi, tit. II, sur les meurtres ; et l’addition de Wulemar sur les vols. (M.)

3 Addito sapientium, tit. 1, § 1. (M.)

4 Loi salique, tit. LVIII, § 1 ; tit. XVII, § 3. (M.)

a A. B. Les lois saliques sont à cet égard admirables.

5 Voyez surtout les titres III-VII de la loi salique, qui regardent les vols des animaux. (M.)

6 Liv. I, tit. VII, § 15. (M.)

7 Voyez la loi des Angles, tit. I, § 1, 2, 4 ; ibid., tit. V, § 6 ; la loi des Bavarois, tit. I, ch. VIII et IX, et la loi des Frisons, tit. XV. (M.)

8 C’est-à-dire d’un noble.

9 Tit. II, ch. XX. (M.)

10 Hozidra, Ozza, Sagana, Habilingua, Anniena. Ibid. (M.)

11 Ainsi la loi d’Ina estimait la vie une certaine somme d’argent, ou une certaine portion de terre. Leges Inœ regis, tit. de Villico regio. De priscis Anglorum Legibus. Cambridge, 1644. (M.)

12 Voyez la loi des Saxons, qui fait même cette fixation pour plusieurs peuples, ch. XVIII. Voyez aussi la loi des Ripuaires, tit. XXXVI, § 11 ; la loi des Bavarois, tit. I, §§ 10 et 11. Si aurum non habet, donet aliam pecuniam, mancipia, terram, etc. (M.)

13 Voyez la loi des Lombards, liv. I, tit XXV, § 21 ; ibid. liv. I, tit. IX, § 8 et 34 ; ibid., § 38 ; et le capitulaire de Charlemagne, de l’an 802, ch. XXXII contenant une instruction donnée à ceux qu’il envoyait dans les provinces. (M.)

14 Voyez dans Grégoire de Tours, liv. VII, ch. XLVII, le détail d’un procès, où une partie perd la moitié de la composition qui lui avait été adjugée, pour s’être fait justice elle-même, au lieu de recevoir la satisfaction, quelques excès qu’elle eût soufferts depuis. (M.)

15 Voyez la loi des Saxons, ch. III, § 4 ; la loi des Lombards, liv. I, tit. XXXVII, §§ 1 et 2 ; et la loi des Allemands, tit. XLV, §§ 1 et 2. Cette dernière loi permettait de se faire justice soi-même, sur-le-champ, et dans le premier mouvement. Voyez aussi les capitulaires de Charlemagne, de l’an 779, chap. XXII ; de l’an 802, chap. XXXII ; et celui du même, de l’an 805, chap. V. (M.)

16 Les compilateurs des lois des Ripuaires paraissent avoir modifié ceci. Voyez le titre LXXXV de ces lois. (M.)

17 Voyez le décret de Tassilon, de popularibus legibus, art. 3, 4, 10, 16, 19 ; la loi des Angles, tit. VII, § 4. (M.)

18 Sup XXVIII, I.

19 Liv. I, tit. IX, § 4. (M.)

20 Pactus pro tenore pacis inter Childebertum et Clotarium, anno 595 ; et decretio Clotarii II regis, circa annum 595, ch. XI. (M.)

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