CHAPITRE XX. DE CE QU’ON A APPELÉ DEPUIS LA JUSTICE DES SEIGNEURS.

Outre la composition qu’on devait payer aux parents pour les meurtres, les torts et les injures, il fallait encore payer un certain droit que les codes des lois des Barbares appellent fredum 1 . J’en parlerai beaucoup a  ; et, pour en donner l’idée, je dirai que c’est la récompense de la protection accordée contre le droit de vengeance. Encore aujourd’hui b , dans la langue suédoise, fred veut dire la paix 2 .

Chez ces nations violentes, rendre la justice n’était autre chose qu’accorder à celui qui avait fait une offense sa protection contre la vengeance de celui qui l’avait reçue, et obliger ce dernier à recevoir la satisfaction qui lui était due : de sorte que, chez les Germains, à la différence de tous les autres peuples, la justice se rendait pour protéger le criminel contre celui qu’il avait offensé.

Les codes des lois des Barbares nous donnent les cas où ces freda devaient être exigés. Dans ceux où les parents ne pouvaient pas prendre de vengeance, ils ne donnent point de fredum ; en effet, là où il n’y avait point de vengeance, il ne pouvait y avoir de droit de protection contre la vengeance. Ainsi, dans la loi des Lombards 3 , si quelqu’un tuait par hasard un homme libre, il payait la valeur de l’homme mort, sans le fredum ; parce que, l’ayant tué involontairement, ce n’était pas le cas où les parents eussent un droit de vengeance. Ainsi, dans la loi des Ripuaires 4 , quand un homme était tué par un morceau de bois ou un ouvrage fait de main d’homme, l’ouvrage ou le bois étaient censés coupables, et les parents les prenaient pour leur usage, sans pouvoir exiger le fredum.

De même, quand une bête avait tué un homme, la même 5 loi établissait une composition sans le fredum. parce que les parents du mort n’étaient point offensés.

Enfin, par la loi salique 6 , un enfant qui avait commis quelque faute avant l’âge de douze ans, payait la composition sans le fredum ; comme il ne pouvait porter encore les armes, il n’était point dans le cas où la partie lésée ou ses parents pussent demander la vengeance.

C’était le coupable qui payait le fredum, pour la paix et la sécurité que les excès qu’il avait commis lui avaient fait perdre, et qu’il pouvait recouvrer par la protection ; mais un enfant ne perdait point cette sécurité ; il n’était point un homme, et ne pouvait être mis hors de la société des hommes.

Ce fredum était un droit local pour celui qui jugeait 7 dans le territoire. La loi des Ripuaires 8 lui défendait pourtant de l’exiger lui-même ; elle voulait que la partie qui avait obtenu gain de cause, le reçût et le portât au fisc, pour que la paix, dit la loi, fût éternelle entre les Ripuaires.

La grandeur du fredum se proportionna à la grandeur de la protection 9  : ainsi le fredum pour la protection du roi fut plus grand que celui accordé pour la protection du comte et des autres juges.

Je vois déjà naître la justice des seigneurs. Les fiefs comprenaient de grands territoires, comme il paraît par une infinité de monuments. J’ai déjà prouvé que les rois ne levaient rien sur les terres qui étaient du partage des Francs ; encore moins pouvaient-ils se réserver des droits sur les fiefs. Ceux qui les obtinrent eurent à cet égard la jouissance la plus étendue ; ils en tirèrent tous les fruits et tous les émoluments ; et, comme un des plus considérables 10 était les profits judiciaires (freda) que l’on recevait par les usages des Francs, il suivait que celui qui avait le fief avait aussi la justice, qui ne s’exerçait que par des compositions aux parents et des profits au seigneur. Elle n’était autre chose que le droit de faire payer les compositions de la loi, et celui d’exiger les amendes de la loi.

On voit, par les formules qui portent la confirmation ou la translation à perpétuité d’un fief en faveur d’un leude ou fidèle 11 , ou des priviléges des fiefs en faveur des églises 12 , que les fiefs avaient ce droit. Cela paraît encore par une infinité de chartres 13 qui contiennent une défense aux juges ou officiers du roi d’entrer dans le territoire, pour y exercer quelque acte de justice que ce fût, et y exiger quelque émolument de justice que ce fût. Dès que les juges royaux ne pouvaient plus rien exiger dans un district, ils n’entraient plus dans ce district ; et ceux à qui restait ce district y faisaient les fonctions que ceux-là y avaient faites.

Il est défendu aux juges royaux d’obliger les parties de donner des cautions pour comparaître devant eux : c’était donc à celui qui recevait le territoire à les exiger. Il est dit que les envoyés du roi ne pourraient plus demander de logement ; en effet, ils n’y avaient plus aucune fonction.

La justice fut donc, dans les fiefs anciens et dans les fiefs nouveaux, un droit inhérent au fief même, un droit lucratif qui en faisait partie. C’est pour cela que, dans tous les temps, elle a été regardée ainsi ; d’où est né ce principe, que les justices sont patrimoniales en France.

Quelques-uns ont cru que les justices tiraient leur origine des affranchissements que les rois et les seigneurs firent de leurs serfs. Mais les nations germaines, et celles qui en sont descendues, ne sont pas les seules qui aient affranchi des esclaves ; et ce sont les seules qui aient établi des justices patrimoniales. D’ailleurs, les formules de Marculfe 14 nous font voir des hommes libres dépendant de ces justices dans les premiers temps : les serfs ont donc été justiciables, parce qu’ils se sont trouvés dans le territoire ; et ils n’ont pas donné l’origine aux fiefs, pour avoir été englobés dans le fief.

D’autres gens ont pris une voie plus courte : les seigneurs ont usurpé les justices, ont-ils dit : et tout a été dit. Mais n’y a-t-il eu sur la terre que les peuples descendus de la Germanie, qui aient usurpé les droits des princes ? L’histoire nous apprend assez que d’autres peuples ont fait des entreprises sur leurs souverains ; mais on n’en voit pas naître ce que l’on a appelé les justices des seigneurs. C’était donc dans le fond des usages et des coutumes des Germains qu’il en fallait chercher l’origine.

Je prie de voir, dans Loyseau 15 , quelle est la manière dont il suppose que les seigneurs procédèrent pour former et usurper leurs diverses justices. Il faudrait qu’ils eussent été les gens du monde les plus raffinés, et qu’ils eussent volé, non pas comme les guerriers pillent, mais comme des juges de village et des procureurs se volent entre eux. Il faudrait dire que ces guerriers, dans toutes les provinces particulières du royaume, et dans tant de royaumes, auraient fait un système général de politique. Loyseau les fait raisonner comme dans son cabinet il raisonnait lui-même.

Je le dirai encore : si la justice n’était point une dépendance du fief, pourquoi voit-on partout 16 que le service du fief était de servir le roi, ou le seigneur, et dans leurs cours et dans leurs guerres ?

1 Lorsque la loi ne le fixait pas, il était ordinairement le tiers de ce qu’on donnait pour la composition, comme il paraît dans la loi des Ripuaires, ch. LXXXIX, qui est expliquée par le troisième capitulaire de l’an 813, édit. de Baluze, tome I, p. 512. (M.)

a A. B. Nous n’avons point dans nos langues modernes de termes qui l’exprime ; cependant j’en parlerai beaucoup.

b Cette dernière phrase n’est pas dans A. B.

2 Friede, en allemand, a le même sens.

3 Liv. I, tit. IX, § 17, édit. de lindembrock. (m.)

4 tit. LXX. (m.)

5 tit. XLVI. Voyez aussi la loi des Lombards, liv. I, ch. XXI, § 3, édit. de Lindembrock : Si caballus cum pede, etc. (M.)

6 Tit. XXVIII, § 6. (M.)

7 Comme il paraît par le décret de Clotaire II, de l’an 595. Fredus tamen judicis, in cujus pago est, reservetur. (M.)

8 Tit. LXXXIX. (M.)

9 Capitulare incerti anni, ch. LVII, dans Baluze, tome I, p. 515. Et il faut remarquer que ce qu’on appelle fredum ou faida dans les monuments de la première race, s’appelle bannum dans ceux de la seconde, comme il paraît par le capitulaire de partibus Saxoniae, de l’an 789. (M.)

10 Voyez le capitulaire de Charlemagne, de Villis, où il met ces freda au nombre des grands revenus de ce qu’on appellait villœ, ou domaines du roi. (M.)

11 Voyez les formules III, IV et XVII, liv. I, de Marculfe. (M.)

12 Ibid., Form. II, III et IV. (M.)

13 Voyez les recueils de ces chartres, surtout celui qui est à la fin du cinquième volume des Historiens de France des PP. bénédictins. (M.)

14 Voyez les formules III, IV et XIV du liv. I ; et la chartre de Charlemagne, de l’an 771, dans Martenne, tome I, Anecdot. collect. 11. Prœcipientes jubemus ut ullus judex publicus ... homines ipsius ecclesiœ et monasterii ipsius Morbacensis, tam ingenuos quam et servos, et qui super eorum terras manere, etc. (M.)

15 Traité des justices de village. (M.)

16 Voyez M. du Cange, au mot hominium. (M.)

Au XVIe siècle nos jurisconsultes, dévoués à la monarchie, symbole de l’unité française, expliquent le régime féodal par une usurpation universelle de la noblesse, usurpation contre laquelle un peuple a toujours droit de revenir. Il s’en faut de beaucoup que les choses se soient passées de la sorte, et que la théorie de nos légistes soit vraie. Le grand mérite de Montesquieu, c’est d’étudier le passé sans préjugés, et d’expliquer le changement des institutions par la marche naturelle des événements. C’est par cette impartialité que Montesquieu s’élève au-dessus de son temps, et qu’il en domine les préjugés. La féodalité a eu sa raison d’être quand elle a paru, ce qui ne veut pas dire que depuis le XVIe siècle on n’eût pas raison de demander la suppression d’une institution vieillie, et dont il ne restait plus rien que les abus.

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