M. l’abbé Dubos veut ôter toute espèce d’idée que les Francs soient entrés dans les Gaules en conquérants : selon lui, nos rois, appelés par les peuples, n’ont fait que se mettre à la place, et succéder aux droits des empereurs romains.
Cette prétention ne peut pas s’appliquer au temps où Clovis, entrant dans les Gaules, saccagea et prit les villes ; elle ne peut pas s’appliquer non plus au temps où il défit Syagrius, officier romain, et conquit le pays qu’il tenait : elle ne peut donc se rapporter qu’à celui où Clovis, devenu maître d’une grande partie des Gaules par la violence, aurait été appelé par le choix et l’amour des peuples à la domination du reste du pays. Et il ne suffit pas que Clovis ait été reçu, il faut qu’il ait été appelé ; il faut que M. l’abbé Dubos prouve que les peuples ont mieux aimé vivre sous la domination de Clovis, que de vivre sous la domination des Romains, ou sous leurs propres lois. Or, les Romains de cette partie des Gaules qui n’avait point encore été envahie par les Barbares, étaient, selon M. l’abbé Dubos, de deux sortes : les uns étaient de la confédération armorique, et avaient chassé les officiers de l’empereur, pour se défendre eux-mêmes contre les Barbares, et se gouverner par leurs propres lois ; les autres obéissaient aux officiers romains. Or, M. l’abbé Dubos prouve-t-il que les Romains, qui étaient encore soumis à l’empire, aient appelé Clovis ? point du tout. Prouve-t-il que la république des Armoriques ait appelé Clovis, et fait même quelque traité avec lui ? point du tout encore. Bien loin qu’il puisse nous dire quelle fut la destinée de cette république, il n’en saurait pas même montrer l’existence ; et, quoiqu’il la suive depuis le temps d’Honorius jusqu’à la conquête de Clovis, quoiqu’il y rapporte avec un art admirable tous les événements de ces temps-là, elle est restée invisible dans les auteurs. Car il y a bien de la différence entre prouver, par un passage de Zozime 1 , que, sous l’empire d’Honorius, la contrée armorique et les autres provinces des Gaules se révoltèrent, et formèrent une espèce de république 2 ; et faire voir que, malgré les diverses pacifications des Gaules, les Armoriques formèrent toujours une république particulière, qui subsista jusqu’à la conquête de Clovis. Cependant il aurait besoin, pour établir son système, de preuves bien fortes et bien précises. Car, quand on voit un conquérant entrer dans un État, et en soumettre une grande partie par la force et par la violence, et qu’on voit quelque temps après l’État entier soumis, sans que l’histoire dise comment il l’a été, on a un très-juste sujet de croire que l’affaire a fini comme elle a commencé.
Ce point une fois manqué, il est aisé de voir que tout le système de M. l’abbé Dubos croule de fond en comble ; et toutes les fois qu’il tirera quelque conséquence de ce principe, que les Gaules n’ont pas été conquises par les Francs, mais que les Francs ont été appelés par les Romains, on pourra toujours la lui nier.
M. l’abbé Dubos prouve son principe par les dignités romaines dont Clovis fut revêtu ; il veut que Clovis ait succédé à Childéric, son père, dans l’emploi de maître de la milice. Mais ces deux charges sont purement de sa création. La lettre de saint Remi à Clovis, sur laquelle il se fonde 3 , n’est qu’une félicitation sur son avènement à la couronne. Quand l’objet d’un écrit est connu, pourquoi lui en donner un qui ne l’est pas ?
Clovis, sur la fin de son règne, fut fait consul par l’empereur Anastase ; mais quel droit pouvait lui donner une autorité simplement annale ? Il y a apparence, dit M. l’abbé Dubos, que, dans le même diplôme, l’empereur Anastase fit Clovis proconsul. Et moi, je dirai qu’il y a apparence qu’il ne le fit pas. Sur un fait qui n’est fondé sur rien, l’autorité de celui qui le nie est égale à l’autorité de celui qui l’allègue. J’ai même une raison pour cela. Grégoire de Tours, qui parle du consulat, ne dit rien du proconsulat. Ce proconsulat n’aurait été même que d’environ six mois. Clovis mourut un an et demi après avoir été fait consul ; il n’est pas possible de faire du proconsulat une charge héréditaire. Enfin, quand le consulat, et, si l’on veut, le proconsulat, lui furent donnés, il était déjà le maître de la monarchie, et tous ses droits étaient établis.
La seconde preuve que M. l’abbé Dubos allègue, c’est la cession faite par l’empereur Justinien aux enfants et aux petits-enfants de Clovis, de tous les droits de l’empire sur les Gaules. J’aurais bien des choses à dire sur cette cession. On peut juger de l’importance que les rois des Francs y mirent, par la manière dont ils en exécutèrent les conditions. D’ailleurs, les rois des Francs étaient maîtres des Gaules ; ils étaient souverains paisibles : Justinien n’y possédait pas un pouce de terre ; l’empire d’Occident était détruit depuis longtemps, et l’empereur d’Orient n’avait de droit sur les Gaules que comme représentant l’empereur d’Occident ; c’étaient des droits sur des droits. La monarchie des Francs était déjà fondée ; le règlement de leur établissement était fait ; les droits réciproques des personnes et des diverses nations qui vivaient dans la monarchie, étaient convenus ; les lois de chaque nation étaient données, et même rédigées par écrit. Que faisait cette cession étrangère à un établissement déjà formé ?
Que veut dire M. l’abbé Dubos avec les déclamations de tous ces évêques, qui, dans le désordre, la confusion, la chute totale de l’État, les ravages de la conquête, cherchent à flatter le vainqueur ? Que suppose la flatterie, que la faiblesse de celui qui est obligé de flatter ? Que prouve la rhétorique et la poésie, que l’emploi même de ces arts ? Qui ne serait étonné de voir Grégoire de Tours, qui, après avoir parlé des assassinats de Clovis, dit que cependant Dieu prosternait tous les jours ses ennemis, parce qu’il marchait dans ses voies ? Qui peut douter que le clergé n’ait été bien aise de la conversion de Clovis, et qu’il n’en ait même tiré de grands avantages ? Mais qui peut douter en même temps que les peuples n’aient essuyé tous les malheurs de la conquête, et que le gouvernement romain n’ait cédé au gouvernement germanique ? Les Francs n’ont point voulu, et n’ont pas même pu tout changer ; et même peu de vainqueurs ont eu cette manie. Mais, pour que toutes les conséquences de M. l’abbé Dubos fussent vraies, il aurait fallu que non-seulement ils n’eussent rien changé chez les Romains, mais encore qu’ils se fussent changés eux-mêmes.
Je m’engagerais bien, en suivant la méthode de M. l’abbé Dubos, à prouver de même que les Grecs ne conquirent pas la Perse. D’abord, je parlerais des traités que quelques-unes de leurs villes firent avec les Perses : je parlerais des Grecs qui furent à la solde des Perses, comme les Francs furent à la solde des Romains. Que si Alexandre entra dans le pays des Perses, assiégea, prit et détruisit la ville de Tyr, c’était une affaire particulière, comme celle de Syagrius. Mais voyez comment le pontife des Juifs vient au-devant de lui ; écoutez l’oracle de Jupiter Ammon ; ressouvenez-vous comment il avait été prédit à Gordium, voyez comment toutes les villes courent, pour ainsi dire, au-devant de lui ; comment les satrapes et les grands arrivent en foule. Il s’habille à la manière des Perses ; c’est la robe consulaire de Clovis. Darius ne lui offrit-il pas la moitié de son royaume ? Darius n’est-il pas assassiné comme un tyran ? La mère et la femme de Darius ne pleurent-elles pas la mort d’Alexandre ? Quinte-Curce, Arrien, Plutarque, étaient-ils contemporains d’Alexandre ? L’imprimerie 4 ne nous a-t-elle pas donné des lumières qui manquaient à ces auteurs ? Voilà l’histoire de l’Établissement de la monarchie française dans les Gaules.
1 Histoire, liv. VI. (M.)
2 Totusque tractus armoricus, aliœque Galliarum provinciœ. Ibid. (M.)
3 Tome II, liv. III, ch. XVIII, p. 270. (M.)
4 Voyez le Discours préliminaire de M. l’abbé Dubos. (M.)