CHAPITRE XXV. DE LA NOBLESSE FRANÇAISE.

M. l’abbé Dubos soutient que, dans les premiers temps de notre monarchie, il n’y avait qu’un seul ordre de citoyens parmi les Francs. Cette prétention injurieuse au sang de nos premières familles, ne le serait pas moins aux trois grandes maisons qui ont successivement régné sur nous. L’origine de leur grandeur n’irait donc point se perdre dans l’oubli, la nuit, et le temps ? L’histoire éclairerait des siècles où elles auraient été des familles communes ; et, pour que Chilpéric, Pepin et Hugues Capet fussent gentilshommes, il faudrait aller chercher leur origine parmi les Romains ou les Saxons, c’est-à-dire parmi les nations subjuguées 1  ?

M. l’abbé Dubos fonde 2 son opinion sur la loi salique. Il est clair, dit-il, par cette loi, qu’il n’y avait point deux ordres de citoyens chez les Francs. Elle donnait deux cents sous de composition pour la mort de quelque Franc que ce fût 4  ; mais elle distinguait, chez les Romains, le Convive du roi, pour la mort duquel elle donnait trois cents sous de composition, du Romain Possesseur à qui elle en donnait cent, et du Romain Tributaire à qui elle n’en donnait que quarante-cinq. Et, comme la différence des compositions faisait la distinction principale, il conclut que, chez les Francs, il n’y avait qu’un ordre de citoyens, et qu’il y en avait trois chez les Romains.

Il est surprenant que son erreur même ne lui ait pas fait découvrir son erreur. En effet, il eût été bien extraordinaire que les nobles Romains qui vivaient sous la domination des Francs, y eussent eu une composition plus grande, et y eussent été des personnages plus importants que les plus illustres des Francs, et leurs plus grands capitaines. Quelle apparence que le peuple vainqueur eût eu si peu de respect pour lui-même, et qu’il en eût eu tant pour le peuple vaincu ? De plus, M. l’abbé Dubos cite les lois des autres nations Barbares, qui prouvent qu’il y avait parmi eux divers ordres de citoyens. Il serait bien extraordinaire que cette règle générale eût précisément manqué chez les Francs. Cela aurait dû lui faire penser qu’il entendait mal, ou qu’il appliquait mal les textes de la loi salique : ce qui lui est effectivement arrivé.

On trouve, en ouvrant cette loi, que la composition pour la mort d’un antrustion 5 , c’est-à-dire, d’un fidèle ou vassal du roi, était de six cents sous, et que celle pour la mort d’un Romain, convive du roi, n’était que de trois cents 6 . On y trouve 7 que la composition pour la mort d’un simple Franc était de deux cents sous 8 , et que celle pour la mort d’un Romain 9 d’une condition ordinaire, n’était que de cent. On payait encore pour la mort d’un Romain tributaire 10 , espèce de serf ou d’affranchi, une composition de quarante-cinq sous ; mais je n’en parlerai point, non plus que de celle pour la mort du serf Franc, ou de l’affranchi Franc : il n’est point ici question de ce troisième ordre de personnes.

Que fait M. l’abbé Dubos ? Il passe sous silence le premier ordre de personnes chez les Francs, c’est-à-dire, l’article qui concerne les antrustions ; et ensuite, comparant le Franc ordinaire pour la mort duquel on payait deux cents sous de composition, avec ceux qu’il appelle des trois ordres chez les Romains, et pour la mort desquels on payait des compositions différentes, il trouve qu’il n’y avait qu’un seul ordre de citoyens chez les Francs, et qu’il y en avait trois chez les Romains.

Comme, selon lui, il n’y avait qu’un seul ordre de personnes chez les Francs, il eût été bon qu’il n’y en eût eu qu’un aussi chez les Bourguignons, parce que leur royaume forma une des principales pièces de notre monarchie. Mais il y a dans leurs codes trois sortes de compositions 11  ; l’une pour le noble Bourguignon ou Romain, l’autre pour le Bourguignon ou Romain d’une condition médiocre, la troisième pour ceux qui étaient d’une condition inférieure dans les deux nations. M. l’abbé Dubos n’a point cité cette loi.

Il est singulier de voir comment il échappe aux passages qui le pressent de toutes parts 12 . Lui parle-t-on des grands, des seigneurs, des nobles ? Ce sont, dit-il, de simples distinctions, et non pas des distinctions d’ordre ; ce sont des choses de courtoisie, et non pas des prérogatives de la loi : ou bien, dit-il, les gens dont on parle étaient du conseil du roi ; ils pouvaient même être des Romains ; mais il n’y avait toujours qu’un seul ordre de citoyens chez les Francs. D’un autre côté, s’il est parlé de quelque Franc d’un rang inférieur 13 ce sont des serfs ; et c’est de cette manière qu’il interprète le décret de Childebert. Il est nécessaire que je m’arrête sur ce décret. M. l’abbé Dubos l’a rendu fameux, parce qu’il s’en est servi pour prouver deux choses : l’une 14 que toutes les compositions que l’on trouve dans les lois des Barbares, n’étaient que des intérêts civils ajoutés aux peines corporelles, ce qui renverse de fond en comble tous les anciens monuments ; l’autre que tous les hommes libres étaient jugés directement et immédiatement par le roi 15 , ce qui est contredit par une infinité de passages et d’autorités qui nous font connaître l’ordre judiciaire de ces temps-là 16 .

Il est dit dans ce décret, fait dans une assemblée de la nation 17 , que si le juge trouve un voleur fameux, il le fera lier pour être envoyé devant le roi, si c’est un Franc (Francus) ; mais si c’est une personne plus faible (debilior persona), il sera pendu sur le lieu. Selon M. l’abbé Dubos, Francus est un homme libre, debilior persona est un serf. J’ignorerai pour un moment ce que peut signifier ici le mot Francus ; et je commencerai par examiner ce qu’on peut entendre par ces mots une personne plus faible. Je dis que, dans quelque langue que ce soit, tout comparatif suppose nécessairement trois termes, le plus grand, le moindre, et le plus petit. S’il n’était ici question que des hommes libres et des serfs, on aurait dit un serf, et non pas un homme d’une moindre puissance. Ainsi debilior persona ne signifie point là un serf, mais une personne au-dessous de laquelle doit être le serf. Cela supposé, Francus ne signifiera pas un homme libre, mais un homme puissant : et Francus est pris ici dans cette acception, parce que, parmi les Francs, étaient toujours ceux qui avaient dans l’État une plus grande puissance, et qu’il était plus difficile au juge ou au comte de corriger. Cette explication s’accorde avec un grand nombre de capitulaires 18 qui donnent les cas dans lesquels les criminels pouvaient être renvoyés devant le roi, et ceux où ils ne le pouvaient pas.

On trouve dans la vie de Louis le Débonnaire, écrite par Tégan 19 , que les évêques furent les principaux auteurs de l’humiliation de cet empereur, surtout ceux qui avaient été serfs, et ceux qui étaient nés parmi les Barbares. Tégan apostrophe ainsi Hébon, que ce prince avait tiré de la servitude, et avait fait archevêque de Reims : « Quelle récompense l’empereur a-t-il reçue de tant de bienfaits 20  ! Il t’a fait libre, et non pas noble ; il ne pouvait pas te faire noble après t’avoir donné la liberté. »

Ce discours, qui prouve si formellement deux ordres de citoyens, n’embarrasse point M. l’abbé Dubos. Il répond ainsi 21  : « Ce passage ne veut point dire que Louis le Débonnaire n’eût pas pu faire entrer Hébon dans l’ordre des nobles. Hébon, comme archevêque de Reims, eût été du premier ordre, supérieur à celui de la noblesse. » Je laisse au lecteur à décider si ce passage ne le veut point dire ; je lui laisse à juger s’il est ici question d’une préséance du clergé sur la noblesse. « Ce passage prouve seulement, continue 22 M. l’abbé Dubos, que les citoyens nés libres étaient qualifiés de nobles hommes a  : dans l’usage du monde, noble homme, et homme né libre, ont signifié longtemps la même chose. » Quoi ! sur ce que, dans nos temps modernes, quelques bourgeois ont pris la qualité de nobles hommes, un passage de la vie de Louis le Débonnaire s’appliquera à ces sortes de gens ! « Peut-être aussi, ajoute-t-il encore 23 , qu’Hébon n’avait point été esclave dans la nation des Francs, mais dans la nation saxonne, ou dans une autre nation germanique, où les citoyens étaient divisés en plusieurs ordres. » Donc, à cause du peut-être de M. l’abbé Dubos, il n’y aura point eu de noblesse dans la nation des Francs. Mais il n’a jamais plus mal appliqué de peut-être. On vient de voir que Tégan 24 distingue les évêques qui avaient été opposés à Louis le Débonnaire, dont les uns avaient été serfs, et les autres étaient d’une nation Barbare. Hébon était des premiers, et non pas des seconds. D’ailleurs, je ne sais comment on peut dire qu’un serf tel qu’Hébon aurait été Saxon ou Germain : un serf n’a point de famille, ni par conséquent de nation. Louis le Débonnaire affranchit Hébon ; et, comme les serfs affranchis prenaient la loi de leur maître, Hébon devint Franc, et non pas Saxon ou Germain.

Je viens d’attaquer, il faut que je me défende. On me dira que le corps des antrustions formait bien dans l’État un ordre distingué de celui des hommes libres ; mais que, comme les fiefs furent d’abord amovibles, et ensuite à vie, cela ne pouvait pas former une noblesse d’origine, puisque les prérogatives n’étaient point attachées à un fief héréditaire. C’est cette objection qui a sans doute fait penser à M. de Valois qu’il n’y avait qu’un seul ordre de citoyens chez les Francs : sentiment que M. l’abbé Dubos a pris de lui, et qu’il a seulement gâté à force de mauvaises preuves. Quoi qu’il en soit, ce n’est point M. l’abbé Dubos qui aurait pu faire cette objection. Car, ayant donné trois ordres de noblesse romaine, et la qualité de Convive du roi pour le premier, il n’aurait pas pu dire que ce titre marquât plus une noblesse d’origine que celui d’antrustion. Mais il faut une réponse directe. Les antrustions ou fidèles n’étaient pas tels, parce qu’ils avaient un fief ; mais on leur donnait un fief, parce qu’ils étaient antrustions ou fidèles. On se ressouvient de ce que j’ai dit dans les premiers chapitres de ce livre : ils n’avaient pas pour lors, comme ils eurent dans la suite, le même fief ; mais s’ils n’avaient pas celui-là, ils en avaient un autre, et parce que les fiefs se donnaient à la naissance, et parce qu’ils se donnaient souvent dans les assemblées de la nation, et enfin parce que, comme il était de l’intérêt des nobles d’en avoir, il était aussi de l’intérêt du roi de leur en donner. Ces familles étaient distinguées par leur dignité de fidèles, et par la prérogative de pouvoir se recommander pour un fief. Je ferai voir dans le livre suivant 25 comment, par les circonstances des temps, il y eut des hommes libres qui furent admis à jouir de cette grande prérogative, et par conséquent à entrer dans l’ordre de la noblesse. Cela n’était point ainsi du temps de Gontran et de Childebert, son neveu ; et cela était ainsi du temps de Charlemagne. Mais quoique, dès le temps de ce prince, les hommes libres ne fussent pas incapables de posséder des fiefs, il paraît, par le passage de Tégan rapporté ci-dessus, que les serfs affranchis en étaient absolument exclus. M. l’abbé Dubos 26 , qui va en Turquie pour nous donner une idée de ce qu’était l’ancienne noblesse française, nous dira-t-il qu’on se soit jamais plaint en Turquie de ce qu’on y élevait aux honneurs et aux dignités des gens de basse naissance, comme on s’en plaignait sous les règnes de Louis le Débonnaire et de Charles le Chauve ? On ne s’en plaignait pas du temps de Charlemagne, parce que ce prince distingua toujours les anciennes familles d’avec les nouvelles ; ce que Louis le Débonnaire et Charles le Chauve ne firent pas.

Le public ne doit pas oublier qu’il est redevable à M. l’abbé Dubos de plusieurs compositions excellentes 27 . C’est sur ces beaux ouvrages qu’il doit le juger, et non pas sur celui-ci. M. l’abbé Dubos y est tombé dans de grandes fautes, parce qu’il a plus eu devant les yeux M. le comte de Boulainvilliers, que son sujet. Je ne tirerai de toutes mes critiques que cette réflexion : Si ce grand homme b a erré, que ne dois-je pas craindre ?

1 Ceci est une boutade de gentilhomme et ne peut point passer pour un jugement. Quand Hugues-Capet aurait été le petit-fils d’un boucher de Paris, comme le prétend une tradition dont Dante s’est fait l’écho (Purgatoire, chant 20 3 ), en serait-il moins le fondateur de la troisième race ?

3 Villon dit dans une de ses ballades :

Se fusse des hoirs Hüe Cappet

Qui fut extrait de boucherie.

2 Voyez l’Établissement de la monarchie française, tome III, liv. VI, ch. IV, p. 304. (M.)

4 Il cite le titre XLIV de cette loi, et la loi des Ripuaires, tit. VII et XXXVI. (M.)

5 Qui in truste dominica est, tit. XLIV,§ 4 ; et cela se rapporte à la formule XIII de Marculfe, de regis antrustione. Voyez aussi le tit. LXVI de la loi salique, §§ 3 et 4 ; et le tit. LXXIV ; et la loi des Ripuaires, tit. XI ; et le capitulaire de Charles le Chauve, apud Carisiacum, de l’an 877, ch. XX. (M.)

6 Loi salique, tit. XLIV, § 6. (M.)

7 Ibid., § 4. (M.)

8 Ibid., § 1. (M.)

9 Ibid., § 15. (M.)

10 Ibid., § 7. (M.)

11 Si quis, quolibet casu, dentem optimati Burgundioni vel Romano nobili excusserit, solidos viginti quinque cogatur exsolvere ; de mediocribus personis ingenuis, tam Burgundionibus quam Romanis, si dens excussus fuerit, decem solidis componatur ; de inferioribus personis, quinque solidos ; art. 1, 2 et 3 du tit. XXVI de la loi des Bourguignons. (M.)

12 Établissement de la monarchie française, tome III, liv. VI, ch. IV et V. (M.)

13 Ibid., ch. V, p. 319 et 320. (M.)

14 Ibid., liv. VI, ch. IV, p. 307 et 308. (M.)

15 Ibid., tome III, ch. IV, p. 309 ; et au ch. suiv., p. 319 et 320. (M.)

16 Voyez le liv. XXVIII de cet ouvrage, ch. XXVIII et le liv. XXXI, ch. VIII. (M.)

17 Itaque Colonia convenit et ita bannivimus, ut unusquisque judex criminosum latronem ut audierit, ad casam suam ambulet, et ipsum ligare faciat : ita ut, si Francus fuerit, ad nostram prœsentiam dirigatur ; et, si debilior persona fuerit, in loco pendatur. Capitulaire de l’édit. de Baluze, tome I, p. 19. (M.)

18 Voyez le liv. XXVIII de cet ouvrage, ch. XXVIII  ; et le liv. XXXI, ch. VIII. (M.)

19 Ch. XLIII et XLIV. (M.)

20 O qualem remunerationem reddidisti ei ! Fecit te liberum, non nobilem, quod impossibile est post libertatem. Ibid. (M.)

21 Établissement de la monarchie française, tome III, liv. VI, ch. IV, p. 316. (M.)

22 Établissement de la monarchie française, liv. VI, ch. IV, p. 316. (M.)

a A. B. Noble-hommes.

23 Dubos. Ibid. (M.)

24 Omnes episcopi molesti fuerunt Ludovico, et maxime ii quos e servili conditione honoratos habebat, cum his qui ex barbaris nationibus ad hoc fastigium perducti sunt. De gestis Ludovici Pii, ch. XLIII et XLIV. (M.)

25 Ch. XXIII. (M.)

26 Histoire de l’Établissement de la monarchie française, tome III, liv. VI, ch. IV, p. 302. (M.)

27 L’ouvrage qui avait rendu célèbre l’abbé Dubos était intitulé : Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, 3 vol. in-12. Ce livre a eu dans son temps un grand succès.

b A. B. Si un grand homme a erré, etc.

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