CHANT QUATRIEME.

Sur un chemin de fleurs, errant dans les prairies,

Nous étions occupés de douces rêveries,

Quand nous fûmes conduits vers des rochers affreux,

Redoutés des mortels, proscrits même des dieux.

Un nuage de feux qui roule sur leurs têtes,

Y promène en tout temps la foudre et les tempêtes :

A leurs pieds est un antre, inaccessible au jour,

Qui des amants trahis semble être le séjour.

Une invisible main dans ce lieu nous entraine ;

Mais, ô dieux ! qui l’eût cru ? Je le touchais à peine...

Mes cheveux sur mon front se sont dressés d’horreur ;

Une flamme inconnue a passé dans mon cœur :

Plus j’étais agité, plus je cherchais à l’être.

Ami, dis-je, avançons, dussent nos maux s’accroître ! [accraître]

A travers cent détours, j’errais de toutes parts,

Guidé par des lueurs qui se perdaient dans l’ombre...

La pâle Jalousie a fixé mes regards :

Son aspect paraissait moins terrible que sombre :

Les Vapeurs, le Chagrin, le Silence et l’Ennui

Environnaient ce monstre et marchaient devant lui.

Nous voulons fuir : il parle, et sa voix nous arrête :

Il nous souille la crainte et les soupçons jaloux,

Met la main sur nos cœurs, nous frappe sur la tête,

Et soudain l’univers est transformé pour nous ;

Soudain, enveloppé d’un voile de ténèbres,

Je ne vois, je n’entends que des spectres funèbres.

Je cours au fond de l’autre, épouvanté, tremblant :

J’y trouve la Fureur, déité plus cruelle.

Sa main faisait briller un glaive étincelant ;

Je recule... ô terreur ! l’odieuse immortelle

Me lance un des serpents dont son front est armé :

Il part, siffle et m’atteint comme un dard enflammé.

Pareil au voyageur que la foudre dévore.

Je demeure immobile et ne sens rien encore,

Et déjà le serpent s’est glissé dans mon cœur :

Mais, dès que son poison, coulant de veine en veine,

De mon sang plus actif eut allumé l’ardeur,

Tous les maux des enfers n’égalaient point ma peine ;

J’allais d’un monstre à l’autre, agité, furieux ;

Cent fois je fis le tour de l’antre épouvantable ;

Et je criais : Thémire ! et ces murs ténébreux

Me répétaient Thémire ! en écho lamentable.

Si Thémire eût paru, ma main, ma propre main,

Pour assouvir ma rage, eût déchiré son sein.

 

Enfin, je vois le jour, et sa clarté me blesse.

L’antre que j’ai quitté m’inspirait moins d’effroi.

Je m’arrête... je tombe accablé de faiblesse.

Et ce repos lui-même est un tourment pour moi.

Mon œil sec et brûlé me refuse des larmes,

Et, pour me soulager, je n’ai plus de soupirs !

Du sommeil, un moment, je goûte les plaisirs...

O dieux ! il est encore environné d’alarmes !

Mille songes cruels m’obsèdent tour à tour ;

Ils me peignent Thémire ingrate à mon amour.

Je la vois... mais, hélas ! se peut-il que j’achève !

Les soupçons que mon cœur formait pendant le jour

Se sont réalisés dans l’horreur de mon rêve !

 

Je me lève. Il faut donc, ai-je dit, qu’à mes yeux

Et le jour et la nuit deviennent odieux !

Thémire !... la cruelle ! il faut que je l’oublie !

Thémire, sur mes pas, est comme une furie !

Ah ! qui m’eût dit qu’un jour le plus cher de mes vœux

Serait de l’oublier, et pour toute ma vie ?

 

Un accès de fureur s’empare encor de moi.

Viens, ami, m’écriai-je ; allons, courons, lui dis-je ;

ll faut exterminer ces troupeaux que je voi,

Poursuivre ces bergers de qui l’amour m’afflige...

Mais non, je vois un temple, il peut être à l’Amour ;

Renversons sa statue, et qu’il tremble à son tour !

Je dis, et nous volons, pleins du même vertige ;

L’ardeur de faire un crime irrite nos efforts :

Rien ne nous retient plus ; nous courons les montagnes :

Nous traversons les bois, les guérets, les campagnes ;

Une source paraît, nous franchissons ses bords.

Que peut contre les dieux le vain courroux des hommes ?

Confondus, étonnés du désordre où nous sommes,

A peine, dans le temple, avons-nous fait un pas,

Qu’un charme impérieux semble enchaîner nos bras.

 

Bacchus de nos transports faisait cesser l’audace :

Ce temple était le sien. Grand dieu ! je te rends grâce.

Moins pour avoir calmé mes honteuses fureurs,

Que pour m’avoir d’un crime épargné les horreurs !

A ces mots, m’approchant des autels que j’embrasse :

O prêtresse, ai-je dit, le dieu que vous priez

Vient de nous apaiser par son secours propice ;

Daignez ici, pour nous, lui faire un sacrifice.

Je cherche une victime et l’apporte à ses pieds.

 

Lorsque le fer brillait aux mains de la prêtresse,

Aristée éleva ces accents d’allégresse :

 

Bacchus ! dieu bienfaisant ! dieu des ris et des jeux !

Tu fais régner la joie et son léger tumulte :

Pour ta divinité nos plaisirs sont un culte ;

Tu ne veux être aimé que des mortels heureux.

 

Saisi de ton ivresse, en vain l’esprit s’égare ;

ll se retrouve encor dans ce doux abandon ;

Mais, quand il est troublé par quelque dieu barbare,

Tu peux seul, ô Bacchus ! lui rendre la raison.

 

La noire Jalousie, aux fers de l’esclavage

Voudrait assujettir le dieu qui fait aimer :

Mais tu brises les traits dont elle ose s’armer,

Et tu la fais rentrer dans son antre sauvage.

 

Après le sacrifice, on vint autour de nous,

Et je fis le récit de nos transports jaloux.

Bientôt nous entendons mille voix éclatantes

Au son des instruments marier leurs concerts :

Je sors, et vois courir des troupes de Bacchantes,

Qui, l’œil en feu, le front orné de pampres verts,

Laissant aux vents le soin de leurs tresses flottantes.

Agitaient à grand bruit leurs thyrses dans les airs.

Tout le joyeux cortège environnait Silène :

La tête du vieillard vacillante, incertaine.

Allait chercher la terre ou tombait sur son sein :

Dès qu’on l’abandonnait, penché vers sa monture,

Son corps se balançait par égale mesure,

Se baissait, se dressait, se rebaissait soudain.

La troupe avait le front tout barbouillé de lie ;

Pan se montrait ensuite avec ses chalumeaux ;

Les Satyres dansaient, ceints de pampres nouveaux ;

Le désordre, la joie et l’aimable folie

Confondaient les chansons, les jeux et les bons mots.

Enfin, je vis Bacchus, gai, riant, plein de charmes,

Tel que l’Inde le vit au bout de l’univers,

Distribuant partout des plaisirs et des fers.

De la jeune Ariane il essuyait les larmes ;

Pour son ingrat Thésée elle pleurait encor,

Quand Bacchus, dans les cieux, mit sa couronne d’or

Et, s’il n’eût triomphé des pleurs de cette belle,

Son amour l’allait rendre infortuné comme elle.

Aimez-moi, disait-il, Thésée est loin de vous ;

Oubliez à jamais le nom de l’infidèle ;

Ne voyez que le dieu qui brûle à vos genoux ;

Pour vous aimer toujours, je vous rends immortelle.

 

Bacchus était traîné par des tigres fougueux ;

Il sortit de son char, conduisant son amante ;

Elle entra dans le temple. Habitons ces beaux lieux,

Dit-elle, dieu charmant ! soupirons-y nos feux ;

Donne à ce doux climat une gaîté constante :

Vénus seule y préside à des peuples heureux ;

Ajoute à leur bonheur, et règne aussi sur eux.

Pour moi, je sens déjà que mon amour augmente.

Il n’appartient qu’aux dieux, dans leur sphère brillante,

D’aimer avec excès et d’aimer toujours mieux,

Et de voir leur bonheur passer leur espérance,

Plus bornés dans leurs veaux que dans leur jouissance.

Sois ici mes amours ! sous la voûte des cieux

On est trop occupé de la gloire suprême :

Ce n’est que sur la terre et dans ces lieux qu’on aime.

Laissons ces insensés à leurs folâtres jeux ;

Tandis que mes soupirs, ma joie et mes pleurs même,

Sans cesse te peindront mes transports amoureux.

 

Elle dit ; et Bacchus, enchanté de lui plaire,

La mène, en souriant, au fond du sanctuaire.

Un délire divin pénétra dans nos cœurs :

Nous respirions les jeux, les danses, la folie ;

Et le thyrse à la main, le front couvert de fleurs,

Nous allâmes nous joindre à la bruyante orgie.

 

Mais nos tourments cruels n’étaient que suspendus :

En sortant de ce temple, à nous-mêmes rendus,

Nous sentions des soupçons la dévorante flamme,

Et la sombre tristesse avait saisi notre âme.

Pour annoncer nos maux, il semblait que l’Amour

Nous eût fait agiter par l’affreuse Euménide ;

Nous regrettions Bacchus et son riant séjour ;

Mais un charme puissant nous entraînait à Gnide.

 

Je voulais voirThémire, et craignais cet instant :

Je ne retrouvais pas cette ardeur qui nous presse,

Alors que sur le point de revoir sa maîtresse,

Le cœur s’ouvre d’avance au bonheur qu’il attend.

Peut-être je verrai Lycas près de Camille,

Dit Aristée : ô dieu ! sur ce cœur inconstant

S’il pouvait obtenir un triomphe facile !

Peut-être avec plaisir la perfide l’entend.

 

Tyrcis, dis-je à mon tour, a brûlé pour Thémire :

On dit qu’il est à Gnide, et j’en frémis d’effroi.

Sans doute il l’aime encore ! il faudra me réduire

A disputer un cœur que j’ai cru tout à moi.

 

Lycas pour ma Camille avait fait un air tendre :

Insensé ! j’aurais dû l’interrompre cent fois !

J’applaudissais, hélas ! aux accents de sa voix :

Il chantait mon amante, et j’aimais à l’entendre.

 

Thémire, devant moi, se parait un matin

D’un bouquet que Tyrcis avait cueilli pour elle :

C’est un don de Tyrcis, me disait l’infidèle !...

Je devais, à ce mot, l’arracher de son sein.

 

Un jour, Camille et moi (quel funeste présage !)

Nous allions à Vénus offrir deux tourtereaux ;

Camille de ses mains vit s’enfuir ces oiseaux...

Vénus ne voulait point de son perfide gage !

 

Sur l’écorce des bois, nos noms par moi tracés

Attestaient mon amour et celui de Thémire :

Je me plaisais sans cesse à les lire et relire ;

Un matin... ô douleur ! je les vis effacés.

 

D’un cœur infortuné n’aggrave point la chaîne,

Camille ! épargne-moi l’horreur de me venger.

L’amour devient fureur quand on l’ose outrager :

L’amour qu’on désespère a le fiel de la haine.

 

Hâtons-nous, et malheur à tout audacieux

Que je verrai parler à l’ingrate que j’aime !

Quiconque sur tes yeux arrêtera les yeux,

Mon bras l’immole au temple... aux pieds de Vénus même,

Bientôt nous arrivons près de l’antre fameux

D’où sortent les arrêts que l’oracle prononce :

Tout le peuple, roulant à flots tumultueux,

Avec un bruit confus attendait sa réponse.

Je m’avance : Aristée emporté loin de moi,

Aristée est déjà dans les bras de Camille :

J’appelle encor Thémire ; enfin je l’aperçoi !

Furieux, j’allais dire : Ah ! perfide, est-ce toi ?...

Mais elle me regarde, et je deviens tranquille.

Ainsi, lorsqu’Alecto vient troubler l’univers,

Un seul regard des dieux la renvoie aux enfers.

 

Ah ! dit-elle, pour toi j’ai versé bien des larmes !

Le soleil a trois fois parcouru ces climats,

Depuis que tu nourris mes mortelles alarmes.

Je disais : Non, mes yeux ne le reverront pas.

Quel noir pressentiment ! Dieux puissants que j’implore !

Dieux tant de fois témoins de nos tendres amours !

Je ne demande point si son cœur m’aime encore ;

Je ne veux que savoir le destin de ses jours :

S’il vit, puis-je douter qu’il ne m’aime toujours ?

 

Excuse, m’écriai-je, excuse mon délire !

La sombre jalousie a troublé mes esprits :

J’allais haïr... ô ciel !... et ma fureur expire ;

Mais après le danger de perdre ma Thémire

De ma félicité je sens mieux tout le prix.

Viens donc sous ces berceaux où l’amour nous appelle ;

Les dieux ont pu tromper, mais non changer mon cœur

Viens, c’est un crime affreux de te croire infidèle,

Et je veux par ma flamme en expier l’horreur.

 

Non, jamais des enfers les retraites heureuses,

Faites pour le repos des ombres vertueuses,

Ni les bois de Dodone, et ses chênes sacrés,

Ni ces riches bosquets où sont des fruits dorés,

Jamais tous ces beaux lieux n’auraient su me séduire,

Autant que le bocage embelli par Thémire.

Un Satyre nous vit ; il suivait follement

Une Nymphe échappée à son emportement.

Heureux amants, dit-il, vos yeux savent s’entendre ;

Vous payez un soupir d’un soupir aussi tendre :

Mais moi, d’une cruelle en vain je suis les pas,

Plus malheureux encor quand elle est dans mes bras.

Près de nous, une Nymphe errante et solitaire,

Sentit, en nous voyant, s’humecter sa paupière :

Non ! c’est, dit-elle, encor pour nourrir mes tourments,

Que le cruel Amour me fait voir ces amants !

 

Nous vîmes Apollon au bord d’une onde pure :

Brillant par son carquois et par sa chevelure,

Sur les pas de Diane il marchait dans les bois ;

Il accordait sa lyre. On a vu mille fois

Les arbres, les rochers accourir pour l’entendre,

Et le lion terrible en revenir plus tendre :

Mais nous écoutions peu cette divine voix.

 

On eût dit que Thémire, à toute la nature

Donnait, en ce moment, le signal du bonheur :

Le Zéphir, à nos pieds, caressait chaque fleur ;

L’eau baignait son rivage avec un doux murmure ;

Les myrtes, étendus comme un dais de verdure,

En s’embrassant sur nous exhalaient leur odeur ;

Des ramiers soupiraient sous le même feuillage ;

Et l’essaim des oiseaux, dans son joyeux ramage,

Chantait déjà la gloire et le prix du vainqueur.

 

Je vis l’Amour, pareil au papillon folâtre,

Voler près de Thémire, et sur ses beaux cheveux

Baiser son front naïf, et sa bouche, et ses yeux ;

Descendre, et s’arrêter sur sa gorge d’albâtre.

Ma main veut le saisir ; j’avance,... il prend l’essor :

Je le suis, je le trouve aux pieds de mon amante ;

Il fuit vers ses genoux, et je l’y trouve encor.

Je le suivais toujours, si Thémire tremblante,

Thémire toute en pleurs, n’avait su m’arrêter :

J’allais atteindre enfin sa retraite charmante

Mais elle est d’un tel prix qu’il ne la peut quitter

 

C’est ainsi que résiste une tendre fauvette,

Qu’auprès de ses petits l’amour semble enchaîner :

Sous la main qui s’approche, immobile et muette,

Rien ne peut la contraindre à les abandonner.

 

Thémire entend ma plainte, et devient plus sévère ;

Elle voit ma douleur, et ne s’attendrit pas.

Je cessai de prier, et je fus téméraire :

Thémire s’indigna ; je craignis sa colère ;

Je tremblai, je pleurai ; bientôt nouveaux combats,

Nouveau courroux... enfin je tombai dans ses bras,

Et mon dernier soupir s’exhalait sur sa bouche ;

Mais en me repoussant, Thémire moins farouche

Met la main sur mon cœur... et j’échappe au trépas.

 

Pour me désespérer, que t’ai-je fait ? dit-elle.

D’une indiscrète ardeur modère le transport :

Va ! je suis moins que toi dure, injuste et cruelle ;

Je n’eus jamais dessein de te causer la mort,

Et tu veux m’entraîner dans la nuit éternelle !

Ouvre ces yeux mourants, au nom de nos amours,

Ou tu verras les miens se fermer pour toujours.

Jusqu’au dernier moment, Thémire inexorable,

A force de vertu, rappelle ma raison :

Elle m’embrasse, hélas ! et j’obtiens mon pardon ;

Mais sans aucun espoir de devenir coupable.

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