PRÉFACE DE L’ÉDITEUR

Dans ses curieux Mémoires, l’avocat Marais écrit ce qui suit, à la date du 10 avril 1725 :

TEMPLE DE GNIDE, 82 pages. — Temple de Gnide, petit livret à demi grec, où les allusions couvrent des obscénités à demi nues. Imprimé avec approbation et privilége. Il a paru pendant la semaine sainte, et il (on) en a été scandalisé. On l’attribue au président de Montesquieu, auteur des Lettres persanes. (Il a été depuis de l’Académie française 1 .)

Le 5 avril, Marais avait déjà annoncé cette nouvelle à son bon ami, le président Bouhier.

« On débite un petit ouvrage de 82 pages in-12, avec approbation et privilége, qui a pour titre le Temple de Gnide, qu’on veut faire croire traduit du grec, et trouvé dans la bibliothèque d’un évêque grec ; mais cela sort de la tête de quelque libertin, qui a voulu envelopper des ordures sous des allégories, et qui n’y a pas mal réussi, s’il n’avait pas voulu avoir trop d’esprit, et affecter d’autres fois une simplicité qui le fait tomber dans des pensées grossières. Si ce manuscrit s’était trouvé dans la bibliothèque de Ninon, je n’en serais pas étonné ; mais je le suis de voir, au milieu de Paris et de la semaine sainte, un pareil ouvrage approuvé. L’addition de la fin 2 , où l’Amour fait revenir ses ailes sur le sein de Vénus, n’est pas mal friponne ; et les femmes disent qu’elles veulent apprendre le grec, puisqu’on y trouve de si jolies cures 3 . »

Marais, admirateur de La Fontaine et de Bayle, Marais, grand dénicheur de scandales, a-t-il été aussi choqué du Temple de Gnide qu’il veut bien le dire ? J’ai quelque peine à le croire, mais j’avoue qu’il fallait toute la liberté du XVIIIe siècle pour qu’un magistrat écrivît ce poëme érotique, et le fît paraître avec approbation et privilége du Roi. Il est vrai que l’œuvre ne portait pas de nom ; mais l’auteur se laissait aisément deviner. Au dernier siècle, l’anonyme n’était qu’une coquetterie de plus.

Quel motif poussa Montesquieu à faire un roman, dont le mérite, dit-il, ne peut être reconnu que par des têtes bien frisées et bien poudrées ? Est-ce une erreur de jeunesse ? Non ; en 1725 il entrait dans sa trente-sixième année. Si l’on en croyait une note de l’abbé de Guasco 4 , Montesquieu lui aurait dit que « c’était une idée à laquelle Mlle de Clermont, princesse du sang, qu’il avait l’honneur de fréquenter, avait donné occasion, sans autre but que de faire une peinture poétique de la volupté. » A ce compte, la maligne Mme Du Deffand avait doublement raison quand elle appelait ce petit poëme l’apocalypse de la galanterie. Mais aujourd’hui on est moins crédule que l’excellent abbé de Guasco ; on se demande si Montesquieu lui a tout dit quand, en 1762, à dix-sept ans de distance, il lui a confié le secret du Temple de Gnide. Une phrase de Montesquieu, conservée dans ses Pensées : « A l’âge de trente-cinq ans j’aimais encore ; » le respect avec lequel le chantre de Gnide parle de Thémire, ces allégories qui ont l’air d’allusions perpétuelles, tout fait soupçonner un mystère qu’on laisse le soin d’éclaircir à ces curieux sans pitié, pour qui un livre est toujours une confession.

L’ouvrage fut accueilli avec faveur. Je ne dirai point avec d’Alembert que « M. de Montesquieu, après avoir été, dans les Lettres persanes, Horace, Théophraste et Lucien, fut Ovide et Anacréon dans le Temple de Gnide 5 . » De pareils éloges sont ridicules ; mais je ne partage pas la mauvaise humeur de Sainte-Beuve, qui déclare que le Temple de Gnide est une erreur de goût et une méprise de talent 6 . Il y trouve de la raideur et point de grâce. C’est trop de sévérité. Assurément ce petit poëme ne tient pas une grande place dans notre littérature. Si Montesquieu ne l’avait pas publié, sa gloire n’en serait point amoindrie ; mais peut-être aurions-nous une vue moins nette de cet esprit original.

Pour juger un livre, il faut se mettre au point de vue de l’auteur et en devenir en quelque sorte le contemporain. Montesquieu est amoureux de la Grèce et de Rome, mais cette antiquité qui l’enchante, il ne la voit qu’au travers des traductions et des imitations. « L’ouvrage divin de ce siècle, Télémaque, dans lequel Homère semble respirer, est une preuve sans réplique de l’excellence de cet ancien poëte. Pope seul a senti la grandeur d’Homère 7 . »

Quand on prend Télémaque pour un ouvrage divin, et Pope pour un fidèle traducteur d’Homère, quand on s’abreuve au ruisseau au lieu de remonter à la source, il est naturel d’imiter ce qu’on admire. Le Temple de Gnide est la copie d’une copie ; la belle nymphe Eucharis est le modèle de Thémire, la charmante bergère ; mais il faut avouer que Montesquieu, qui a heureusement imité Télémaque dans l’épisode des Troglodytes, n’est ici qu’un écho bien affaibli. Nourri de la plus pure antiquité, Fénelon, dans sa prose ondoyante, nous rend quelque chose de la grâce et de la simplicité d’Homère ; il n’en est pas de même du langage saccadé, des phrases concises, des expressions abstraites de Montesquieu. Quand il nous dit : « La jalousie est une passion qu’on peut avoir, mais qu’on doit taire. — Le cœur fixe toujours lui-même le moment où il doit se rendre ; mais c’est une profanation de se rendre sans aimer. — A Sybaris les femmes se livrent au lieu de se rendre... les faveurs n’y ont que leur réalité propre ; » est-ce Homère, est-ce même Fénelon qu’on entend ? Non, c’est un La Rochefoucauld. Rien n’est moins antique que l’analyse et l’ironie.

Cette critique faite, il faut reconnaître que le Temple de Gnide offre un intérêt particulier. Il marque dans notre histoire littéraire l’introduction de ce qu’on appelle le genre Pompadour ou le rococo. Bien avant Montesquieu, il y a eu des bergeries poétiques en prose ou en vers. Le Pastor fido, l’Aminta, la Galatée, la Diana enamorada n’ont pas seulement charmé l’Italie et l’Espagne, elles ont donné le ton à toute l’Europe ; Shakespeare s’en est inspiré. Aujourd’hui on poursuit la réalité, on n’admire que des bergères aussi crottées que leurs moutons ; il est tout simple qu’on trouve insipides et fanées ces peintures d’un autre temps. Mais pour qui voit dans l’art une façon d’exprimer l’idéal et de donner un corps aux rêves de l’imagination, cette littérature de convention ne manque pas d’un certain attrait. Elle est sans doute bien inférieure à ce sentiment de la nature qui fait d’Homère et de Dante des poëtes immortels ; mais il ne faut pas lui refuser tout mérite, ni croire que nos aïeux aient été des gens sans goût parce qu’ils aimaient un genre de poésie que nous ne comprenons plus. Au XVIe siècle, la pastorale les reposait du bruit des armes ; elle leur donnait l’oubli de la dure réalité au milieu de laquelle ils vivaient. Au XVIIIe siècle, l’idylle s’est affadie ; la poésie ressemble à l’art qui n’aime plus que des contours arrondis et des formes amollies ; il est bon de la blâmer, mais on n’en peut méconnaître ni l’élégance, ni la recherche. C’est la littérature d’une société délicate, corrompue, sans énergie, mais avec tous ses défauts cette littérature a un charme étrange, et comme un parfum d’autant plus dangereux qu’il est plus raffiné.

Les critiques du temps, qui avaient peu de goût pour les poëmes en prose, se plaignaient que le Temple de Gnide ne fût point en vers. D’Alembert, qui s’entend en poésie, comme un géomètre qu’il est, s’indigne de ce reproche :

« Le style poétique, si on entend comme on le doit par ce mot un style plein de chaleur et d’images, n’a pas besoin, pour être agréable, de la marche uniforme et cadencée de la versification ; mais si on ne fait consister ce style que dans une diction chargée d’épithètes oisives, dans les peintures froides et triviales des ailes et du carquois de l’Amour, et de semblables objets, la versification n’ajoutera presque aucun mérite à ces ornements usés : on y cherchera toujours en vain l’âme et la vie 8 . »

N’en déplaise à d’Alembert, les critiques avaient raison. Pour faire accepter ces bergers galants, ces nymphes bocagères, ces dieux, ces déesses qui n’ont jamais vécu que dans la fantaisie du poëte, il faut une autre langue que celle de la politique et du commerce ; il faut ces paroles ailées qui, en nous élevant au-dessus de la terre, nous transportent dans ces mondes imaginaires où on oublie à plaisir les misères, les ennuis, les petitesses de la vie. Un poëme en prose sera toujours une œuvre bâtarde ; l’imagination a son royaume et son langage qui n’ont rien à faire avec la réalité ; son royaume, c’est l’infini ; son langage, la poésie.

Le Temple de Gnide a tenté plus d’un poëte. Du vivant même de l’auteur, un Anglais, le docteur Clansy, en traduisit le premier chant en vers latins. L’abbé Venuti, vicaire général de l’abbaye de Clérac, grand ami du président et grand versificateur, en fit une traduction italienne vers 1750 9 . Plus tard, en 1768, un M. Vespasiano en donna une nouvelle version italienne, qui fut publiée à Paris, chez Prault, l’éditeur de Montesquieu. Enfin, suivant une note de M. Ravenel 10 , la bibliothèque de la ville de Paris possédait une traduction en vers italiens du même ouvrage, manuscrit autographe du traducteur Marc-Antoine Cardinali. La mollesse de la langue italienne convenait mieux à un sujet pareil que le style de Montesquieu, style précis jusqu’à la sécheresse, même quand l’auteur plaisante ou sourit.

En France, deux poëtes de la fin du XVIIIe siècle, Léonard et Colardeau, entreprirent presque en même temps de mettre en vers le Temple de Gnide. Ce n’est pas une médiocre preuve de la faveur qu’avait conservée cette œuvre légère. Il y avait cinquante ans qu’on avait publié la première édition du poëme et il n’avait rien perdu de sa popularité. Ceci me ramène à ce que j’ai dit plus haut. Pour se plaire aux imitations de Léonard et de Colardeau, il fallait que nos pères trouvassent dans l’original et dans la copie le sentiment de l’antiquité, telle qu’on la comprenait alors, et telle que nous la représentent les héros de théâtre dans leur costume, qui n’est ni grec ni romain, mais qui par cela même est bien du XVIIIe siècle. Aujourd’hui, nous nous croyons plus habiles en donnant à Phèdre ou à Zaïre le costume du temps où vivait l’héroïne ; nous n’avons pas l’air de nous douter que le personnage ainsi affublé n’est ni celui de Racine ni celui de Voltaire, et que par amour de la couleur locale nous créons un contraste insupportable entre le langage et l’habit.

Les deux imitations de Léonard et de Colardeau n’ont pas été faites dans le même esprit. Léonard a retranché une partie des descriptions et des épisodes, mais dans ce qu’il a conservé il s’est tenu très-près de l’auteur et le traduit souvent de façon heureuse. Il a choisi les mètres les plus variés pour rendre toute la diversité de l’original, et ses rimes alternées ne manquent pas de grâce. Léonard, aujourd’hui fort oublié, fait comprendre comment André Chénier et Alfred de Musset lui-même se rattachent au dernier siècle. Aussi avons-nous cru bien faire en réimprimant cette traduction, qui n’est pas indigne de l’original.

Colardeau, plus célèbre en son temps que Léonard, a étendu et paraphrasé Montesquieu. Trop souvent il lui prête son esprit. Il a, en outre, choisi le grand vers alexandrin qui ajoute à la monotonie de la poésie descriptive. Colardeau tourne les vers presque aussi bien que Voltaire, son modèle 11 , mais il y met une solennité qui fatigue. A vrai dire, il prend trop au sérieux ce badinage fait pour un cercle de femmes ; il n’entend pas malice aux délicatesses de l’auteur, et quand le poëte nous montre Thémire résistant à son amour et s’écrie en finissant : « Elle m’embrassa ; je reçus ma grâce, hélas, sans espérance de devenir coupable, » Colardeau trouve plus simple de faire succomber la bergère et de terminer le poëme par un chapitre d’histoire naturelle.

Pour montrer que le Temple de Gnide est tout au moins un poëme en prose, d’Alembert dit dans son Éloge de Montesquieu  : « Nous croyons que les peintures de cet ouvrage soutiendraient avec succès une des principales épreuves des descriptions poétiques, celle de les représenter sur la toile. » En ce point, il n’a pas tort. Les gravures d’Eisen, comme celles de Monnet, qui accompagnent l’imitation de Colardeau, sont, bien plus que les vers, la traduction du poëme. Ces nymphes demi-nues, aux cheveux retroussés et couronnés de roses, aux regards provocants, au sourire hardi, c’est Camille, c’est Thémire. Ce ne sont pas des bergères, n’en croyez point le poëte, ce sont des princesses qui n’ont jamais aimé les champs que sous des lambris dorés. C’est comme un jeu d’esprit qu’il faut accepter le Temple de Gnide ; c’est ainsi seulement qu’on peut le lire avec plaisir et curiosité. Le Temple de Gnide, publié sans nom d’auteur, parut, nous l’avons dit, à Paris, avec privilége du roi, daté du 29 janvier 1725. Une seconde édition en fut donnée l’année suivante à la Haye. En 1738, un académicien, fort ignoré aujourd’hui, Paradis de Moncrif, eut l’idée singulière d’accoler un de ses romans au Temple de Gnide. Montesquieu y consentit, autant qu’on en peut juger par la lettre suivante :

« A M. de Moncrif, de l’Académie française.
« J’oubliai d’avoir l’honneur de vous dire, monsieur, que si le sieur Prault, dans l’édition de ce petit roman 12 , allait mettre quelque chose qui, directement ou indirectement, pût faire penser que j’en suis l’auteur, il me désobligerait beaucoup. Je suis, à l’égard des ouvrages qu’on m’a attribués, comme la Fontaine Martel 13 était pour les ridicules ; on me les donne, mais je ne les prends point. Mille excuses, monsieur, et faites-moi l’honneur de me croire, monsieur, plus que je ne saurais vous dire, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
« Ce 26 avril 1738. »

Le livre parut sous la rubrique de Londres, 1738, et avec le signe de la sphère. Il est accompagné des Ames rivales, histoire fabuleuse ; misérable imitation d’un conte oriental, faite sans grâce et sans finesse. Moncrif a prouvé une fois de plus par cet exemple qu’il y a un abîme entre l’esprit de l’homme du monde et le talent de l’écrivain.

C’est en 1743 et sous la rubrique de Leyde que parut une édition revue, corrigée et augmentée, qui a servi de modèle aux réimpressions suivantes. Le texte du poëme n’a pas été sensiblement modifié, mais le style en a été corrigé avec soin. En outre, l’auteur a établi la division en chants, qu’il avait proscrite dans les premières éditions, et il a complétement remanié la préface pour en faire un morceau digne des Lettres persanes. Ce travail, fait dans son âge mûr, nous montre que Montesquieu attachait une certaine importance au Temple de Gnide ; c’en est assez pour ne pas le négliger dans une édition complète des œuvres de l’auteur.

Novembre 1875.

1 Mémoires de Marais, t. III, p. 174. On avait attribué le Temple de Gnide au président Hénault ; Marais, bon connaisseur, n’en veut rien croire. « On dit que le Temple de Gnide est de l’auteur des Lettres persanes  ; cela peut être. D’autres disent du président Hénault ; je n’en crois rien ; il est trop français pour donner un air grec à un ouvrage. » Ibid., t. III, p. 315.

2 Ce que Marais appelle l’addition de la fin est le petit poëme de Céphise et l’Amour, publié à la suite du Temple de Gnide.

3 Mémoires de Marais, t. III, p. 312.

4 Lettre à l’abbé de Guasco. De Paris, 1742.

5 D’Alembert, Éloge de Montesquieu.

6 Causeries du lundi, t. VII, p. 45.

7 Pensées de Montesquieu.

8 D’Alembert, Éloge de Montesquieu.

9 Lettre à l’abbé Venuti, 1750.

10 Œuvres de Montesquieu en un volume. Paris, Debure, 1834, p. 660.

11 On en peut juger par les vers suivants qui sont à la fin du troisième chant :

Tout pays a ses mœurs, tout climat ses usages.

Chez les peuples divers, policés ou sauvages,

La décence est soumise aux caprices des lois.

Partout on l’interprète, on l’exprime à son choix.

Parmi tant de beautés qu’un même lieu rassemble,

Air, maintien, tout varie et rien ne se ressemble !

La pudeur au hasard jette un voile incertain.

Ici l’épaule est nue, et plus loin c’est le sein ;

Lâ, d’un pied découvert si la vertu s’alarme,

La vertu sans rougir découvre un autre charme.

Tout suit l’opinion, l’honneur lui cède aussi.

Et l’on prodigue là ce qu’on refuse ici.

12 C’est en général sous ce titre que Montesquieu désigne le Temple de Gnide.

13 Une des amies de Voltaire. Elle mourut entre ses bras le 22 janvier 1733.

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