PRÉFACE DU TRADUCTEUR

Un ambassadeur de France à la Porte Ottomane, connu par son goût pour les lettres, ayant acheté plusieurs manuscrits grecs, il les porta en France. Quelques-uns de ces manuscrits m’étant tombés entre les mains, j’y ai trouvé l’ouvrage dont je donne ici la traduction.

Peu d’auteurs grecs a sont venus jusqu’à nous, soit qu’ils aient péri dans la ruine des bibliothèques, ou par la négligence des familles qui les possédaient.

Nous recouvrons de temps en temps quelques pièces de ces trésors. On a trouvé des ouvrages jusque dans les tombeaux de leurs auteurs ; et, ce qui est à peu près la même chose, on a trouvé celui-ci parmi les livres d’un évêque grec b .

On ne sait ni le nom de l’auteur, ni le temps auquel il a vécu. Tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il n’est pas antérieur à Sapho, puisqu’il en parle dans son ouvrage c .

Quant à ma traduction, elle est fidèle. J’ai cru que les beautés qui n’étaient point dans mon auteur, n’étaient point des beautés ; et j’ai souvent quitté l’expression la moins vive, pour prendre celle qui rendait mieux sa pensée d .

J’ai été encouragé à cette traduction par le succès qu’a eu celle du Tasse. Celui qui l’a faite ne trouvera pas mauvais que je coure la même carrière que lui. Il s’y est distingué d’une manière à ne rien craindre de ceux même à qui il a donné le plus d’émulation 1 .

Ce petit roman e est une espèce de tableau où l’on a peint avec choix les objets les plus agréables. Le public y a trouvé des idées riantes, une certaine magnificence dans les descriptions, et de la naïveté dans les sentiments.

Il y a trouvé un caractère original, qui a fait demander aux critiques quel en était le modèle : ce qui devient un grand éloge, lorsque l’ouvrage n’est pas méprisable d’ailleurs.

Quelques savants n’y ont point reconnu ce qu’ils appellentl’art. Il n’est point, disent-ils, selon les règles. Mais si l’ouvrage a plu, vous verrez que le cœur ne leur a pas dit toutes les règles.

Un homme qui se mêle de traduire, ne souffre point patiemment que l’on n’estime pas son auteur autant qu’il le fait ; et j’avoue que ces messieurs m’ont mis dans une furieuse colère : mais je les prie de laisser les jeunes gens juger d’un livre qui, en quelque langue qu’il ait été écrit, a certainement été fait pour eux. Je les prie de ne point les troubler dans leurs décisions. Il n’y a que des têtes bien frisées et bien poudrées qui connaissent tout le mérite du Temple de Gnide.

A l’égard du beau sexe, à qui je dois le peu de moments heureux que je puis compter dans ma vie, je souhaite de tout mon cœur que cet ouvrage puisse lui plaire. Je l’adore encore ; et, s’il n’est plus l’objet de mes occupations, il l’est de mes regrets.

Que si les gens graves désiraient de moi quelque ouvrage moins frivole, je suis en état de les satisfaire. Il y a trente ans que je travaille à un livre de douze pages, qui doit contenir tout ce que nous savons sur la métaphysique, la politique et la morale, et tout ce que de grands auteurs ont oublié dans les volumes qu’ils ont donnés sur ces sciences-là.

a A. Peu de poëtes grecs (Je désigne par A la première édition.)

b A ajoute ce qui suit :

Ce poëme ne ressemble à aucun ouvrage de ce genre que nom ayons.

Cependant les règles, que les autours des poétiques ont prises dans la nature, s’y trouvent observées.

La description de Gnide qui est dans le premier chant, est d’autant plus heureuse, qu’elle fait, pour ainsi dire, naître le poëme ; qu’elle est, non pas un ornement du sujet, mais une partie du sujet même : bien différente de ces descriptions que les anciens ont tant blâmées, qui sont étrangères et recherchées :

Purpureus late qui splendeat, unus et aller
Assuitur pannus.

Les épisodes du second et du troisième chant naissent aussi du sujet ; et le poëte c’est conduit avec tant d’art que les ornements de son poëme en sont aussi des parties nécessaires.

Il n’y a pas moins d’art dans le quatrième et le cinquième chant. Le poëte, qui devait faire réciter à Aristée l’histoire de ses amours avec Camille, ne fait raconter au fils d’Antiloque ses aventures que jusqu’au moment qu’il a vu Thémire, afin de mettre de la variété dans les récits.

L’histoire d’Aristée et de Camille est singulière en ce qu’elle est uniquement une histoire de sentiments.

Le nœud se forme dans le sixième chant, et le dénoûment se fait très-heureusement dans le septième, par un seul regard de Thémire.

Le poëte n’entre pas dans le détail du raccommodement d’Aristée et de Camille : il en dit un mot, afin qu’on sache qu’il a été fait : et il n’en dit pas davantage, pour ne pas tomber dans une uniformité vicieuse.

Le dessein du poëme est de faire voir que nous sommes heureux par les sentiments du cœur, et non pas par les plaisirs des sens ; mais que notre bonheur n’est jamais si pur qu’il ne soit troublé par les accidents.

Il faut remarquer que les chants ne sont point distingués dans la traduction : la raison en est que cette distinction ne se trouve pas dans le manuscrit grec, qui est très-ancien. On s’est contenté de mettre une note à la marge au commencement de chaque chant.

c A ajoute : II y a même lieu de croire qu’il vivait avant Térence, et que ce dernier a imité un passage qui est à la fin du second chant. Car il ne paraît pas que notre auteur soit plagiaire ; au lieu que Térence a volé les Grecs, jusqu’à insérer dans une seule de ses comédies deux pièces de Ménandre.

J’avais d’abord eu dessein de mettre l’original à coté de la traduction ; mais on m’a conseillé d’en faire une édition à part, et d’attendre les savantes notes qu’un homme d’érudition y prépare, et qui seront bientôt en état de voir le jour.

d A. Et j’ai pris l’expression qui n’était pas la meilleure, lorsqu’elle m’a paru mieux rendre sa pensée.

1 Cette traduction de la Jérusalem délivrée, publiée en 1724, était de J.-B. de Mirabaud, qui fut plus tard secrétaire perpétuel de l’Académie française. Après la mort de ce Mirabaud, c’est sous son nom qu’on publia le Système de la nature, du baron d’Holbach.

e Tout ce qui suit est une seconde préface qui a paru pour la première fois dans l’édition de 1743.

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