LETTRE CIII 1 .

LE DUC DE NIVERNOIS, AMBASSADEUR A ROME, AU PRÉSIDENT DE MONTESQUIEU.

J’ai l’honneur de vous envoyer, monsieur, une lettre du cardinal Querini, qu’il m’a envoyée pour vous, en m’ordonnant de la lire auparavant. Je l’ai lue, et je ne suis point du tout surpris de la justice qu’il rend à votre ouvrage et à votre personne. Mais, en la transmettant, je dois avoir l’honneur de vous avertir que la prudence exige que vous ne parliez à personne de ladite lettre ; que vous ne paraissiez nullement être en aucune liaison , encore moins en amitié avec lui, et qu’en lui faisant réponse, comme malheureusement vous ne pouvez vous en dispenser, vous ne mettiez dans votre lettre que des politesses vagues et générales, sans rien dire qui ait le moindre trait à votre ouvrage, ni à l’estime qu’il en fait, ni à la bonne volonté qu’il vous témoigne à cet égard. La raison de cela est qu’il suffirait que le pape, qui est jusqu’à present bien disposé en votre faveur, vînt à savoir que vous comptez sur Querini, pour qu’aussitôt Sa Sainteté changeât du blanc au noir. Et comme certainement M. le cardinal Querini rendra votre lettre publique, il est essentiel que vous fassiez beaucoup d’attention à ce que vous lui manderez.

Au demeurant votre affaire ne va point mal, quoique la dernière congrégation qui fut tenue sur cette matière ne vous ait pas été favorable. J’ai fait un petit raggiro, au moyen duquel votre ouvrage n’est plus entre les mains de M. Bottari ; un autre est chargé d’en faire le rapport. Ainsi nous voilà à recommencer, et c’est du temps de gagné. Votre nouveau rapporteur s’appelle M. Aimaldi, secrétaire des lettres latines, et homme qui a véritablement de la littérature ; je sais même qu’il est admirateur de votre ouvrage, et je le lui ai entendu dire dans le temps où il ne pensait pas à être chargé de le rapporter à la Congrégation de l’Index ; outre cela, il est mon ami ; mais cependant il ne faut pas espérer que son jugement soit favorable, parce que la crainte de passer pour trop tolérant aura plus de force sur lui que sa propre opinion ; mais il m’a promis qu’il procéderait avec beaucoup de circonspection, par où nous gagnerons encore du temps, et c’est tout ce qu’il nous faut ; du moins c’est tout ce que je puis, car il ne faut pas se flatter de terminer autrement que par une insensible transpiration, et en la traînant si longtemps que cela la fasse oublier, ce qui n’est pas même fort aisé, car quand une fois un livre est dénoncé ici, vous ne sauriez croire avec quelle ardeur quatre zélés et quatre mille hypocrites le poursuivent.

Comptez, monsieur, que je veille et veillerai attentivement à vos intérêts et vous supplie de croire que je ne désire rien plus vivement que de vous témoigner le sincère et inviolable attachement avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc.

Rome, 24 avril 1751.

1 Extrait des Œuvres posthumes du duc de Nivernais.

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