LETTRE CLII.

A L’ABBÉ COMTE DE GUASCO.

Je suis bien étonné, mon cher ami, du procédé de la Geoffrin ; je ne m’attendais pas à ce trait malhonnête de sa part contre un ami que j’estime, que je chéris, et dont elle me doit la connaissance. Je me reproche de ne vous avoir pas prévenu de ne plus aller chez elle. Où est l’hospitalité ? Où est la morale ? Quels sont les gens de lettres qui seront en sûreté dans cette maison, si l’on y dépend ainsi d’un caprice ? Elle n’a rien à vous reprocher, j’en suis sûr ; ce qu’elle a dit de vous ne sont que des sottises 1 qu’il ne vaut pas la peine de vous rendre. Après tout, qu’est-ce que tout cela vous fait ? Elle ne donne pas le ton dans Paris, et il ne peut y avoir que quelques esprits rampants et subalternes et quelques caillettes qui daignent modeler leur façon de penser sur la sienne. Vous êtes connu dans la bonne compagnie ; vous y avez fait vos preuves depuis longtemps ; vous tomberez toujours sur vos pieds : voyez la duchesse d’Aiguillon 2 , elle ne pense pas d’après les autres ; voyez nos amis du Marais 3 et je suis persuadé que vous ne trouverez point de changement dans leur façon de penser et d’agir à votre égard. Nous nous verrons bientôt, et nous parlerons de cette affaire ; elle ne vaut pas la peine que vous vous chagriniez.

Tout bien pesé, je ne puis encore me déterminer à livrer mon roman d’Arsace à l’imprimeur 4 . Le triomphe de l’amour conjugal de l’Orient est, peut-être, trop éloigné de nos mœurs pour croire qu’il serait bien reçu en France. Je vous apporterai ce manuscrit ; nous le lirons ensemble, et je le donnerai à lire à quelques amis. A l’égard de mes voyages, je vous promets que je les mettrai en ordre dès que j’aurai un peu de loisir, et nous deviserons à Paris sur la forme 5 que je leur donnerai. Il y a encore trop de personnes, dont je parle, vivantes, pour publier cet ouvrage, et je ne suis pas dans le système de ceux qui conseillèrent à M. de Fontenelle de vider le sac 6 avant que de mourir. L’impression de ses comédies n’a rien ajouté à sa réputation.

Puisque vous vous piquez d’être quelquefois antiquaire, je ne vois point d’inconvénient de donner à votre collection le titre de Galerie de portraits politiques de ce siècle, et pour moi, qui ne suis point antiquaire, je la préférerai à une galerie de statues. Vous songez sans doute qu’un pareil ouvrage ne doit être que pour le siècle à venir, auquel on peut être utile sans danger ; car, comme vous le remarquez, le caractère et les qualités personnelles des négociateurs et des ministres ayant une grande influence sur les affaires publiques et les événements politiques, l’entrée de ce sanctuaire est dangereuse aux profanes. Adieu.

De la Brède, le 8 décembre 1751.

1 Comme cette tracasserie courut tout Paris, dans le temps, il ne sera pas indifferent d’en dire quelque chose. Les raisons que madame Geoffrin disait avoir pour rompre avec cet étranger, qui avait été de sa société, étaient : 1º que lui ayant donné une commission d’un service de faience, pendant qu’il était en Angleterre, il le lui avait fait rembourser en trois paiements différents, des fonds qu’il avait à Paris, au lieu de lui envoyer une lettre de change du total ; 2º qu’il avait manqué au ton de la bonne compagnie, en parlant un jour chez elle, dans le moment qu’on allait diner, d’une colique dont il était tourmenté, et qui l’obligea de se retirer ; 3º qu’il tenait à trop de sociétés ; 4º qu’elle le soupçonnait d’être un espion des cours de Vienne ou de Turin, puisqu’il était tant lié avec les ministres étrangers. Mais à ces raisons, sans doute véritables, des gens ont ajouté malicieusement : 1º que cet étranger ayant contracté plus de liaisons dans Paris qu’il n’en eut d’abord, et n’allant plus journellement chez elle, elle se crut négligée ; 2º qu’ayant fait la vie du prince Cantimir, et parlé des personnes avec qui il était en liaisons, il ne l’avait pas nommée ; 3º que lui ayant fait espérer la connaissance de M. le marquis de Saint-Germain, ambassadeur de Sardaigne, homme trés-estimé, qu’elle ambitionnait beaucoup de voir chez elle, la chose n’eut pas lieu, parce que cet ambassadeur ne s’en souciait pas, et que ce fut là l’époque du refroidissement. Quoi qu’il en soit, une avanie qu’elle lui fit un jour chez elle, décida de la rupture totale ; elle chercha ensuite à la justifier par bien des voies, jusqu’à viser à indisposer M. de Montesquieu contre lui ; mais leur amitié était à toute épreuve. (GUASCO.)

2 Son esprit cultivé par une infinité de belles connaissances, sa façon de penser élevée, et ses manières obligeantes, ont toujours attiré chez elle la meilleure compagnie de Paris, tant des gens de lettres que des étrangers les plus distingués ; c’était la maison dans laquelle M. de Montesquieu vivait habituellement. (G.)

3 Messieurs Trudaine.

4 Ce roman n’a été imprimé qu’après la mort de l’auteur. V. sup. le second volume de notre édition, p. 382 et suivantes.

5 Il hésitait s’il réduirait les mémoires de ses voyages en forme de lettres, ou en simple récit : prévenu par la mort, nous sommes privés jusqu’ici de l’ouvrage d’un voyageur philosophe qui savait voir là où les autres ne font que regarder. (G.)

6 En 1719, Fontenelle, désirant de publier ses comédies, en fit lecture dans la société de madame de Tencin, pour savoir s’il devait les faire paraître. Elles furent jugées au-dessous de la grande réputation de leur auteur, et madame de Tencin fut chargée de le détourner de les faire imprimer, ce à quoi Fontenelle déféra ; mais l’amour paternel s’étant réveillé, il voulut avoir l’avis d’une autre société, qui lui persuada de vider le sac de tous ses manuscrits, et cet avis l’emporta ; mais le public ne fut pas si indulgent pour ses comédies. (G.)

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