LETTRE CLVIII 1 .

MADAME DUPRÉ DE SAINT-MAUR 2

A SUARD.

...... Il se fit ensuite lire la liste de ceux qui étaient venus le voir ; et comme on lui lut M. le curé de Saint-Sulpice. — « Comment dites-vous cela, interrompit-il, recommencez ». Il se fâcha de ce qu’on n’avait pas laissé entrer le curé, et ordonna à chacun de ses gens en particulier de laisser entrer M. le curé à quelque heure qu’il vint.

Le curé y est allé ce matin 3 vers les huit heures. Le curé lui a décoché en patelin son compliment. Le Président a répondu que son intention était de faire tout ce qui convenait à un honnête homme dans la situation où il se trouvait. Le curé lui a demandé s’il avait dans Paris quelque homme de confiance dont il voulût se servir. Le Président a répondu que dans ces sortes de choses il n’y avait personne en qui il eût jamais eu plus de confiance qu’en son curé ; que, cependant, puisqu’il lui laissait sa liberté, il y avait une personne à Paris en qui il se confiait beaucoup, qu’il l’enverrait chercher, et qu’il ferait demander le saintsacrement après qu’il se serait confessé.

Le curé s’est retiré, et le Président a envoyé chercher, — qui croiriez-vous ? — le Père Castel, jésuite, qui est arrivé avec son second. « Père Castel, lui a dit le Président, en l’embrassant, je m’en vais devant. » Après quoi le Père Caslel a laissé le Président seul avec le jésuite.

Il s’est confessé, et M. le curé de Saint-Sulpice lui a porté le bon Dieu vers les trois heures. Le curé tenant l’hostie entre les mains, lui a demandé : « Croyez-vous que c’est là votre Dieu ? » — « Oui, oui, a répondu le Président, je le crois, je le crois. » — « Faites-lui donc un acte d’adoration. » — Il s’est assis sur son lit, a tiré son bonnet : — « Faites un acte d’adoration, » a dit le curé. — Alors le Président a levé vers les cieux ses regards et la main droite dont il tenait son bonnet ; il a communié. Après quoi, le bon Dieu, le curé et les jésuites sont revenus très-contents, chacun chez eux. Quant au Père Castel, il ne se sent pas de joie. Il croit avoir plus fait que François Xavier, qui prétendait avoir converti douze mille hommes dans une île déserte 4 .

1  Publiée dans les Matinées littéraires de Ménechet, Paris 1847, t. IV.

2 Ménechet dit Mme de Saint-Marc ; ce doit être une erreur. Il n’y avait pas de dame de Saint-Marc, au lit de mort de Montesquieu.

3 Montesquieu est mort le 10 février 1755 ; la lettre de Mme Dupré de Saint-Maur est, suivant tout apparence, du 7 ou du 8.

4 Pour en finir avec ces détails sur la mort de Montesquieu je citerai en note le récit suivant, publié en 1794 dans les Œuvres posthumes ; je dois faire remarquer qu’à quarante ans de distance, d’Arcet, précepteur du fils de Montesquieu, ne pouvait pas avoir des souvenirs aussi présents que lu duchesse d’Aiguillon, ou Mme Dupré de Saint-Maur, quand elles écrivaient.

« Le citoyen d’Arcet, qui assista aux derniers moments de la vie de Montesquieu, avec Mme d’Aiguillon, sa courageuse amie, M. de Fitz-James, fils du maréchal de Berwick, M. Dupré de Saint-Maur, et M. de Nivernais, nous a confirmé qu’il avait été excédé par les jésuites. Le célèbre P. Castel avait été adjoint au P. Routh. « Tâchez, dit Montesquieu à M. d’Arcet, de me débarrasser de ces moines ; il faudrait pour leur plaire, faire leur volonté, et je suis accoutumé à ne faire que la mienne. »

Avant de donner le viatique au malade, le curé de Saint-Sulpice, se tournant vers le confesseur, lui demanda « si le malade avait satisfait ». — « Oui, lui répondit le P. Routh, comme un grand homme. » — Le curé lui dit alors : « Monsieur, vous comprenez mieux qu’un autre combien Dieu est grand. » — « Oui, Monsieur, reprit Montesquieu, et combien les hommes sont petits. »

En effet, les jésuites s’étaient conduits dans sa maison avec un grand scandale ; pendant les jours qu’ils y passèrent, ils firent des orgies indécentes, dont le médecin Bouvard témoigna son indignation. »

(Note transmise aux éditeurs [des Œuvres posthumes] par le citoyen d’Arcet.

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