LETTRE CLVII 1 .

DE LA DUCHESSE D’AIGUILLON, A L’ABBÉ COMTE DE GUASCO.

Je n’ai pas eu le courage, Monsieur l’Abbé, de vous apprendre la maladie, encore moins la mort de M. de Montesquieu. Ni le secours des médecins, ni la conduite de ses amis, n’ont pu sauver une tête si chère. Je juge de vos regrets par les miens. Quis desiderio sit pudor tam cari capitis ! L’intérêt que le public a témoigné pendant sa maladie, le regret universel, ce que le roi en a dit publiquement 2 que c’était un homme impossible à remplacer, sont des ornements à sa mémoire, mais ne consolent point ses amis. Je l’éprouve ; l’impression du spectacle, l’attendrissement, se faneront avec le temps ; mais la privation d’un tel homme dans la société sera sentie à jamais par ceux qui en ont joui. Je ne l’ai pas quitté 3 jusqu’au moment qu’il a perdu toute connaissance, dix-huit heures avant la mort ; Mme Dupré 4 lui a rendu les mêmes soins, et le chevalier de Jaucourt 5 ne l’a quitté qu’au dernier moment. Je vous suis, Monsieur l’Abbé, toujours aussi dévouée.

1 Voy. aussi la lettre de la duchesse d’Aiguillon à Maupertuis, à la fin de l’Éloge de Montesquieu, sup., t. I, page 25.

2 Sa Majesté envoya, outre cela, chez lui, un seigneur de la cour [le duc de Nivernais] pour avoir des nouvelles de son état. (Guasco.)

3 Cette assistance ne fut pas inutile au repos du malade, et on lui devra peut-être un jour quelque nouvelle richesse littéraire de cet homme illustre, dont le public aurait été probablement privé ; car on a appris qu’un jour, pendant que Mmc la duchesse d’Aiguillon était allée dîner, le P. Routh, jésuite irlandais, qui l’avait confessé, étant venu, et ayant trouvé le malade seul avec son secrétaire, fit sortir celui-ci de la chambre, et s’y enferma sous clef. Mme d’Aiguillon, revenue d’abord après dîner, trouva le secrétaire dans l’antichambre, qui lui dit que le P. Routh l’avait fait sortir, voulant parler en particulier à M. de Montesquieu. Comme, en s’approchant de la porte, elle entendit la voix du malade qui parlait avec émotion, elle frappa, et le jésuite ouvrit : Pourquoi tourmenter cet homme mourant ? lui dit-elle alors. M. de Montesquieu, reprenant lui-même la parole, dit : Voilà, madame, le père Routh qui voudrait m’obliger de lui livrer la clef de mon armoire pour enlever mes papiers. Mme d’Aiguillon fit des reproches de cette violence au confesseur, qui s’excusa en disant : Madame, il faut que j’obéisse à mes supérieurs ; et il fut renvoyé sans rien obtenir. (GUASCO.)

Ce fut ce jesuite qui publia, après la mort de M. de Montesquieu, une lettre supposée, adressée à monseigneur Gualtieri, alors nonce à Paris, dans laquelle il fait dire à cet illustre écrivain, « que ce qui lui avait fait avancer certaines opinions, c’était le goût du neuf et du singulier, le désir de passer pour un génie supérieur aux préjugés et aux maximes communes, l’envie de plaire et de mériter les applaudissements de ces personnes qui donnent le ton à l’estime publique, et qui n’accordent jamais plus sûrement la leur que quand on semble les autoriser à secouer le joug de toute dépendance et de toute contrainte ». Le P. Routh eut l’imprudence de faire mettre un aveu si peu assorti au caractère de sincérité de cet écrivain, dans la gazette d’Utrecht, d’abord après sa mort. (Édition de Florence-Paris, 1767.)

4 Mme Dupré de Saint-Maur.

5 Ce gentilhomme, fort ami de M. de Montesquieu, a fait une étude particulière de la médecine, et l’exerce simplement par goût et par amitié. C’est celui qui a fourni le plus d’articles à l’Encyclopédie. (G.)

Share on Twitter Share on Facebook