LETTRE CXL.

AU CHEVALIER D’AYDIES 1 .

Mon cher chevalier, Mme du Deffand m’a fait part d’une lettre de vous 2 qui m’a comblé de joie, parce qu’elle me fait voir que vous m’aimez beaucoup, et que vous m’estimez un peu. Or, l’amitié et l’estime de mon cher chevalier, c’est mon trésor. Je voudrais bien que vous fussiez ici, vous nous manquez tous les jours ; à présent que je vieillis à vue d’œil 3 , je me retire, pour ainsi dire, dans mes amis.

Bulkeley est au comble de ses veux ; son fils, pour lequel il est aussi sot que tous les pères, vient d’avoir le régiment 4  ; j’en suis en vérité bien aise : voilà sa fortune faite. M. Pelham, qui était à peu près le premier ministre d’Angleterre, est mort. C’est un ministre honnête homme, de l’aveu de tout le monde ; il était désintéressé et pacifique : il voulait payer les dettes de la nation ; mais il n’avait qu’une vie, et il en faut plusieurs pour ces entreprises-là.

Je suis allé voir hier une tragédie nouvelle, intitulée les Troyennes 5  ; la pièce est assez mal faite : le sujet en est beau, comme vous savez ; c’est à peu près celui qu’avait traité Sénèque. Il y a d’excellents morceaux 6 , un quatrième acte très-beau, et le commencement d’un cinquième 7 aussi. Ulysse dit d’un ami de Priam, qui avait sauvé Astyanax :

Les rois seraient des dieux sur le trône affermis,

S’ils ne donnaient leur cœur qu’à de pareils amis.

M. d’Argenson se porte mieux ; mais on craint qu’il ne lui reste une plus grande faiblesse aux jambes. Je ne vous dirai point quand finira l’affaire du parlement, ou plutôt l’affaire des parlements ; tout cela s’embrouille, et ne se dénoue pas.

Mon cher chevalier, pourquoi n’êtes-vous point ici ? pourquoi ne voulez-vous pas faire les délices de vos amis ? pourquoi vous cachez-vous lorsque tout le monde vous demande ! Revenez, nos mercredis languissent. Madame de Mirepoix, madame du Châtel, madame du Deffand... Entendez-vous ces noms, et tant d’autres ? J’arrive avec madame d’Aiguillon, de Pont-Chartrain , où j’ai passé huit jours très-agréables. Le maître de la maison 8 a une gaieté, une fécondité qui n’a point de pareille. Il voit tout, il lit tout, il rit de tout : il est content de tout, il s’occupe de tout : c’est l’homme du monde que j’envie davantage ; c’est un caractère unique. Adieu, mon cher chevalier : je vous écrirai quelquefois, et je serai votre Julien, qui est plus en état de vous envoyer de bons almanachs que de bonnes nouvelles. Permettez-moi de vous embrasser mille fois.

12 mars 1754.

1 Publiée par Pougens, an V. (Août 1797.)

2 Correspondance inédite de M me du Deffand. La lettre est du 28 février 1754.

3 Œuvres posthumes, p. 248 : « à présent que je vieillis à vue d’œil, et surtout à la vue de mon œil, je me retire, etc. »

4 Œuvres posthumes, p. 249 : « vient d’avoir son régiment. »

5 Représentée pour la première fois au Théâtre-Français, le 11 mars 1754 : elle eut assez de succès. L’auteur était M. de Châteaubrun, maître d’hôtel du duc d’Orléans, qui fut le successeur de Montesquieu à l’Académie française.

6 Œuvres posthumes, p. 250. « Il y a de très-beaux et de très-grands morceaux. »

7 Ibid. « et le commencement du cinquième aussi. »

8 M. de Maurepas, qui était alors exilé.

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