LETTRE CXLI.

A L’ABBÉ COMTE DE GUASCO,

A NAPLES.

Je suis à Paris depuis quelque temps, mon cher Comte. Je commence par vous dire que notre libraire Huart sort de chez moi, et il m’a dit de très-bonnes raisons qu’il a eues pour vous faire enrager ; mais vous recevrez au premier jour votre compte et votre mémoire.

Vous avez une boîte pleine de fleurs d’érudition que vous répandez à pleines mains dans tous les pays que vous parcourez. Il est heureux pour vous d’avoir paru avec honneur devant le pape 1  ; c’est le pape des savants : or, les savants ne peuvent rien faire de mieux que d’avoir pour leur chef celui qui l’est de l’Église. Les offres qu’il vous a faites seraient tentantes pour tout autre que pour vous, qui ne vous laissez pas tenter, même par les apparences de la fortune, et qui avez les sentiments d’un homme qui l’aurait déjà faite. Les belles choses que vous me dites de M. le comte de Firmian 2 ne sont point entièrement nouvelles pour moi : il est de votre devoir de me procurer l’honneur de sa connaissance ; et c’est à vous à y travailler, sans quoi vous avez très-mal fait de me dire de si belles choses. Je ne me souviens point d’avoir connu à Rome le père Contucci 3 . Le seul jésuite que je voyais était le père Vitri, qui venait souvent dîner chez le cardinal de Polignac :’c’était un homme fort important 4 , qui faisait des médailles antiques, et des articles de foi.

J’ai droit de m’attendre, mon cher ami, que vous m’écriviez bientôt une lettre datée d’Herculée 5 , où je vous vois parcourant déjà tous les souterrains. On nous en dit beaucoup de choses ; celles que vous m’en direz, je les regarderai comme les relations d’un auteur grave ; ne craignez point de me rebuter par les détails.

Je suis de votre avis sur les querelles de Malte 6 , que l’on traite de Turc à Maure ; c’est cependant l’ordre peut-être le plus respectable qu’il y ait dans l’univers, et celui qui contribue le plus à entretenir l’honneur et la bravoure dans toutes les nations où il est répandu. Vous êtes bien hardi de m’adresser votre révérend capucin : ne craignezvous pas que je ne lui fasse lire la Lettre persane sur les capucins ?

Je serai au mois d’août à la Brède. O rus, quando te aspiciam 7  ! Je ne suis plus fait pour ce pays-ci, ou bien il faut renoncer à être citoyen. Vous devriez bien revenir par la France méridionale ; vous trouverez votre ancien laboratoire, et vous me donnerez de nouvelles idées sur mes bois et mes prairies. La grande étendue de mes landes 8 vous offre de quoi exercer votre zèle pour l’agriculture : d’ailleurs, j’espère que vous n’oubliez pas que vous êtes propriétaire de cent arpents de ces landes, où vous pourrez remuer la terre, planter et semer tant que vous voudrez. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

De Paris, le 9 avril 1754.

1 Benoît XIV, l’ayant fait agréger à l’Académie de l’histoire romaine, il avait lu une dissertation sur le Préteur des Étrangers en présence de Sa Sainteté qui assistait régulièrement aux assemblées qu’il faisait tenir dans le palais de sa résidence. Cette dissertation fut imprimée à Rome, et est insérée dans les Mémoires de l’Académie du Cortone, t. VII. (GUASCO.)

2 Alors ministre impérial à Naples. et actuellement ministre plénipotentiaire des États de Lombardie à Milan, admirateur des ouvrages de M. de Montesquieu, et ami des gens de lettres de tous les pays. (G.)

3 Bibliothécaire du Collège romain et garde du cabinet des antiquités que le père Kircher laissa à ce collége. (G.)

4 Ce jésuite avait à Rome beaucoup de part dans les affaires de la constitution Unigenitus, et brocantait des médailles. On connaissait son projet d’un nouveau saint Augustin, pour l’opposer à l’Augustin de Jansenius : ses principes là-dessus étaient tels que les paradoxes du père Hardouin n’eussent fait que blanchir ; et le pélagianisme se serait renouvelé dans toute son étendue. (G.)

5 Herculanum.

6 Il s’était alors élevé une dispute entre la cour de Naples et l’ordre de Malte, au sujet des droits de la monarchie de Sicile, qu’on pretendait s’étendre sur cette île. (G.)

7 Horace, II Serm., VI, 60.

8 Il gagna un procès contre la ville de Bordeaux, qui lui porta onze cents arpents de landes incultes, où il se mit à faire des plantations de bois et des métairies : l’agriculture faisant sa principale occupation dans les moments de relâche. Il avait fait présent de cent arpents de ces terres incultes à son ami, pour qu’il pût exécuter librement des projets d’agriculture ; mais son départ et ses engagements ailleurs ont fait rester ce terrain en friche. (GUASCO.)

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