LETTRE CXXV.

A L’ABBÉ COMTE DE GUASCO.

Votre lettre, mon cher Comte, m’apprend que vous êtes à Paris ; et je suis étonné moi-même de ce que je n’y suis point. Le voyage que j’ai été obligé de faire à l’abbaye de Nisor avec mon frère, qui a duré près d’un mois, a rompu toutes mes mesures, et je n’y serai qu’à la fin de ce mois ou au commencement de l’autre ; car je veux absolument vous voir, et passer quelques semaines avec vous, avant votre départ. Mais, mon cher abbé, vous êtes un innocent, puisque vous avez deviné que je n’arriverais point sitôt, de ne pas vous mettre dans mon appartement d’en bas ; et je donne ordre à la demoiselle Betti de vous y recevoir, quoiqu’elle n’ait pas besoin d’ordre pour cela ; ainsi je vous prie de vous y camper. Vous allez à Vienne : je crois que j’y ai perdu, depuis vingt-deux ans, toutes mes connaissances. Le prince Eugène vivait alors, et ce grand homme me fit passer des moments délicieux 1 . MM. les comtes Kinski, M. le prince de Lichtenstein, M. le marquis de Prié, M. le comte d’Harak et toute sa famille, que j’eus l’honneur de voir à Naples où il était vice-roi, m’ont honoré de leurs bontés : tout le reste est mort ; et moi je mourrai bientôt : si vous pouvez me rappeler dans leur souvenir, vous me ferez beaucoup de plaisir. Vous allez paraître sur un nouveau théâtre, et je suis sûr que vous y figurerez aussi bien que vous avez fait ailleurs. Les Allemands sont bons, mais un peu soupçonneux. Prenez garde : ils se méfient des Italiens comme trop fins pour eux ; mais ils savent qu’ils ne leur sont point inutiles, et sont trop sages pour s’en passer.

Vous avez grand tort de n’avoir point passé par la Brède quand vous revîntes d’Italie. Je puis dire que c’est à présent un des lieux aussi agréables qu’il y ait en France, au château près 2 , tant la nature s’y trouve dans sa robe de chambre et au lever de son lit. J’ai reçu d’Angleterre la réponse pour le vin que vous m’avez fait envoyer à milord Eliban ; il a été trouvé extrêmement bon. On me demande une commission pour quinze tonneaux, ce qui fera que je serai en état de finir ma maison rustique. Le succès que mon livre a eu dans ce pays-là contribue, à ce qu’il paraît, au succès de mon vin. Mon fils ne manquera pas d’exécuter votre commission. A l’égard de l’homme en question, il multiplie avec moi ses torts, à mesure qu’il les reconnaît ; il s’aigrit tous les jours, et moi je deviens sur son sujet plus tranquille : il est mort pour moi. M. le doyen, qui est dans ma chambre, vous fait mille compliments, et vous êtes un des chanoines du monde qu’il honore le plus : lui, moi, ma femme et mes enfants, vous regardons et chérissons tous comme de notre famille. Je serai bien charmé de faire connaissance avec M. le comte de Sartirane 3 quand je serai à Paris : c’est à vous à lui donner une bonne opinion de moi. Je vous prie de faire bien des compliments à tous ceux de mes amis que vous verrez ; mais si vous allez à Montigny 4 , c’est là qu’il faut une effusion de mon cœur. Vous autres Italiens êtes pathétiques : employez-y tous les dons que la nature vous à donnés ; faites-en aussi surtout usage auprès de la duchesse d’Aiguillon et de Madame Dupré de Saint-Maur ; dites surtout à celle-ci combien je lui suis attaché 5 . Je suis de l’avis de milord Eliban, sur la vérité du portrait que vous avez fait d’elle 6 .

Il faut que je vous consulte sur une chose, car je me suis toujours bien trouvé de vous consulter. L’auteur des Nouvelles ecclésiastiques m’a attribué, dans une feuille du 4 juin, que je n’ai vue que fort tard, une brochure intitulée Suite de la défense de l’Esprit des lois, faite par un protestant 7 , écrivain habile, et qui a infiniment d’esprit.

L’ecclésiastique me l’attribue pour en prendre le sujet de me dire des injures atroces. Je n’ai pas jugé à propos de rien dire : 1º par mépris ; 2º parce que ceux qui sont au fait de ces choses savent que je ne suis point auteur de cet ouvrage, de sorte que toute cette manœuvre tourne contre le calomniateur. Je ne connais point l’air actuel du bureau de Paris ; et si ces feuilles ont pu faire impression sur quelqu’un, c’est-à-dire si quelqu’un a cru que je fusse l’auteur de cet ouvrage, que sûrement un catholique ne peut avoir fait, serait-il à propos que je donnasse une petite réponse en une page, cum aliquo grano salis ? Si cela n’est pas absolument nécessaire, j’y renonce, haïssant à la mort de faire encore parler de moi. Il faudrait que je susse aussi si cela a quelque relation avec la Sorbonne. Je suis ici dans l’ignorance de tout, et cette ignorance me plaît assez. Tout ceci entre nous, et sans qu’il paraisse que je vous en aie écrit. Mon principe a été de ne point me remettre sur les rangs avec des gens méprisables. Comme je me suis bien trouvé d’avoir fait ce que vous voulûtes quand vous me poussâtes, l’epée dans les reins, à composer ma Défense 8 , je n’entreprendrai rien qu’en conséquence de votre réponse. Huart veut faire une nouvelle édition des Lettres persanes ; mais il y a quelques juvenilia 9 que je voudrais auparavant retoucher ; quoiqu’il faut qu’un Turc voie, pense et parle en Turc, et non en chrétien : c’est à quoi bien des gens ne font point attention en lisant les Lettres persanes.

Je vois que le pauvre Clément V retombera dans l’oubli, et que vous allez quitter les affaires de Philippe le Bel pour celles de ce siècle-ci. L’histoire de mon pays y perdra aussi bien que la république des lettres ; mais le monde politique y gagnera. Ne manquez pas de m’écrire de Vienne, et n’oubliez point de me ménager la continuation de l’amitié de monsieur votre frère : c’est un des militaires 10 que je regarde comme destiné à faire les plus grandes choses. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de tout mon cœur.

De la Brède, le 4 octobre 1752.

1 L’auteur disait qu’il n’avait jamais oui dire à ce prince que ce qu’il fallait dire sur le sujet dont on parlait, même lorsqu’en quittant de temps en temps sa partie, il se mélait de la conversation. Dans un petit écrit que Montesquieu avait fait sur la Considération, en parlant du prince Eugène, il avait dit qu’on n’est pas plus jaloux des grandes richesses de ce prince qu’on ne l’est de celles qui brillent dans les temples des dieux. I.e prince, flatte de ces expressions, fit un accueil très-distingué à Montesquieu à son arrivée à Vienne, et l’admit dans sa société la plus intime. (GUASCO.)

2 La singularité de ce château mérite une petite note. C’est un bâtiment hexagone, à pont-levis, entouré de doubles fosses d’eau vive, revêtu de pierres de taille. Il fut bati sous Charles VII pour servir de château-fort ; et il appartenait alors à la maison de La Lande, dont la dernière héritière épousa un des ancêtres de M. de Montesquieu. L’intérieur du château n’est effectivement pas fort agréable, par la nature de sa construction ; mais M. de Montesquieu en a fort embelli les dehors par les plantations qu’il y a faites (G.)

3 Ambassadeur de Sardaigne à Paris, homme de beaucoup d’esprit, et plus véridique qu’on ne souhaite dans les sociétés. (G.)

4 Chez les Trudaine.

5 Il disait d’elle, qu’elle était également bonne à en faire sa maîtresse, sa femme, ou son amie. (G.)

6 Cette dame étant un jour en habit d’amazone, à la campagne, à Montigny, il en avait fait le portrait dans un sonnet. Ce sonnet ayant été lu à milord Éliban, qui ne la connaissait pas, il dit que ce ne pouvait être qu’un portrait flatté ; et ayant depuis fait connaissance avec elle, il reprochait à l’auteur de n’en avoir pas assez dit. (G.)

Une lettre de Montesquieu à Madame Dupré de Saint-Maur, dont nous ne connaissons que le résumé, montre tout l’attachement du président pour cette dame. Dans cette lettre, datée de la Brède ce 13 octobre 1753, Montesquieu la remercie de lui avoir rappelé le souvenir de M. de Trudaine et de M. Bouvart, auquel son petit-fils doit la vie et la santé. Qu’elle ne lui parle pas du piége. Il est outré de voir que les affaires s’aigrissent et que les vieilles haines s’enveniment. « Il n’y a rien de pire, dit-il, que de perdre l’amour et du prince présent et peut-être des futurs.. » Ses yeux le forcent à l’oisiveté... « Je suis occupé ici à faire faire du nectar ; le malheur est qu’Hébé ne le versera point dans ma coupe. »

7 L’auteur de cet écrit, in-12, Berlin, 1751, était la Beaumelle. On l’attribua faussement à Montesquieu. Il y a une lettre de lui qui dément cette imputation. V. sup., t. VI, page 248.

8 Ce fut lui qui, à force de sollicitations, lui arracha, comme malgré lui, l’unique réponse qu’il ait faite aux critiques sous le titre de Défense de l’Esprit des Lois, que le public a reçue avec tant d’applaudissement. (G.)

9 Il a dit à quelques amis que, s’il avait eu à donner actuellement ces Lettres, il en aurait omis quelques-unes, dans lesquelles le feu de la jeunesse l’avait transporté ; qu’obligé par son père de passer toute la journée sur le Code, il s’en trouvait le soir si excédé, que, pour s’amuser, il se mettait à composer une lettre persane, et que cela coulait de sa plume sans étude. (G.)

10 Il était alors général-major au service d’Autriche. Il fut choisi dans la dernière guerre pour quartier-maître général de l’armée de Bohême ; il eut part, en cette qualité, à la victoire de Planian ; et la réputation qu’il s’est faite dans les défenses mémorables de Dresde et de Schwenitz, prouve que M. de Montesquieu se connaissait en hommes. Il mourut d’apoplexie à Kœnigsberg, où il était prisonnier de guerre, dans le grade de général en chef d’infanterie, et chevalier grand’croix de l’ordre militaire de Marie-Thérèse. Elle honora par des regrets très-marqués la perte de ce général, auquel l’ennemi même rendit les honneurs les plus distingués durant sa captivité et à sa mort ; mort qu’il eût peut-être évitée, si les témoignages honorables que le roi de Prusse rendit à sa capacité après le siége de Schwenitz eussent été accompagnés de la grâce de pouvoir aller prendre les bains, suivant la convention faite verbalement avec le général ennemi, lors de la reddition de la place. (GUASCO.)

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