LETTRE CXXVII 1 .

A MADAME LA MARQUISE DE POMPADOUR 2 .

Madame,

Comme vous êtes à Crécy, où il ne m’est pas permis d’aller, j’ai l’honneur de vous écrire ce qui se passa hier à l’Académie.

J’y rendis compte des ordres du Roi, et comme M. de Buffon avait prié ses amis de ne le point nommer dans les circonstances, la plupart des académiciens n’ayant plus aucun sujet se trouvèrent embarrassés, et demandèrent qu’on différât l’élection jusqu’à samedi en huit.

Madame, Piron est assez puni pour les mauvais vers qu’on dit qu’il a faits ; d’un autre côté, il en a fait de très bons. Il est aveugle, infirme, pauvre, marié, vieux. Le Roi ne lui accorderait-il pas quelque petite pension ? C’est ainsi que vous employez le crédit que vos belles qualités vous donnent, et parce que vous êtes heureuse, vous voudriez qu’il n’y eût point de malheureux.

Le feu Roi exclut La Fontaine d’une place à l’Académie à cause de ses Contes, et il la lui rendit six mois après à cause de ses Fables. Il voulut même qu’il fût reçu avant Despréaux, qui s’était présenté depuis lui.

Agréez, je vous supplie, le profond respect, etc.

[1752].

1 D’après un manuscrit de M. de Secondat.

2 Montesquieu était directeur de l’Académie française en 1752, lorsque Piron se présenta pour remplir la place vacante par la mort de l’archevêque de Sens. Les suffrages se réunissaient en sa faveur, lorsque le directeur reçut ordre de se rendre à Versailles, où le Roi lui dit qu’il ne voulait pas que Piron fut élu. Après avoir reçu cet ordre et en avoir rendu compte à l’Académie, Montesquieu, quoique sans liaison d’aucune espèce avec le malheureux Piron, et ne consultant que son cœur, écrivit la lettre ci-dessus à Mme de Pompadour.

Deux jours après, Piron eut une pension de cent pistoles, et a obtenu depuis d’autres grâces. (LA PLACE, Pièces intéressantes, etc., Paris, 1787. t. V. p. 300.)

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