LETTRE CXXXIV.

A M. L’ABBÉ COMTE DE GUASCO

A VÉRONE.

Mon cher ami, vos titres se multiplient tellement que je ne puis plus les retenir ; voyons... comte de Clavières, chanoine de Tournai, chevalier d’une croix impériale 1 , membre de l’Académie des inscriptions, de celle de Londres, de Berlin et de tant d’autres, jusqu’à celle de Bordeaux ; vous méritez bien tous ces honneurs, et bien d’autres encore.

Je suis bien aise que vous ayez eu du succès dans la négociation pour votre chapitre 2 . Il est heureux de vous avoir, et fait bien de vous députer à la cour pour ses affaires, plutôt que vous retenir pour chanter et pour boire ; car je suis sûr que vous négociez aussi bien que vous chantez mal et buvez peu. Je suis fâché que l’affaire qui vous regardait personnellement ait manqué 3  ; vous n’êtes pas le seul qui y perdiez ; et il vous reste votre liberté, qui n’est pas une petite chose ; mais l’étiquette ne dédommagera pas de l’avantage dont on s’est privé ; quoique je soupçonne qu’il pourrait bien y avoir d’autres raisons que l’étiquette, que l’exemple des autres cours aurait pu faire abandonner. Quand certaines gens ont pris racine, ils savent bien trouver des moyens pour écarter les hommes éclairés ; d’ailleurs vous n’êtes point un bel esprit du pays de Liège, ou de Luxembourg. Je me réserve là-dessus mes pensées.

Votre lettre m’a été rendue à la Brède, où je suis. Je me promène du matin au soir en véritable campagnard ; et je fais ici de fort belles choses en dehors.

Vous voilà donc parti pour la belle Italie. Je suppose que la Galerie de Florence vous arrêtera longtemps. Indépendamment de cela, de mon temps cette ville était un séjour charmant ; et ce qui fut pour moi un objet des plus agréables, fut de voir le premier ministre du grand-duc sur une petite chaise de bois, en casaquin et chapeau de paille, devant sa porte. Heureux pays ! m’écriais-je, où le premier ministre vit dans une si grande simplicité et dans un pareil désœuvrement. Vous verrez Mme la marquise Ferroni et l’abbé Niccolini ; parlez-leur de moi. Embrassez bien de ma part Monseigneur Cerati, à Pise ; et pour Turin, vous connaissez mon cœur, notre grand-prieur, MM. les marquis de Breil et de Saint-Germain. Si l’occasion se présente, vous ferez ma cour à Son Altesse Royale. Si vous écrivez à M. le comte de Cobentzel à Bruxelles, je vous prie de le remercier pour moi, et marquez-lui combien je me sens honoré par le jugement qu’il porte sur ce qui me regarde. Quand il y aura des ministres comme lui, on pourra espérer que le goût des lettres se ranimera dans les États autrichiens, et alors vous n’entendrez plus de ces propositions erronées et mal sonnantes 4 qui vous ont scandalisé.

Je crois bien que je serai à Paris dans le temps que vous y viendrez. J’écrirai à Madame la duchesse d’Aiguillon combien vous êtes sensible à son oubli ; mais, mon cher abbé, les dames ne se souviennent pas de tous les chevaliers ; il faut qu’ils soient paladins. Au reste, je voudrais bien vous tenir huit jours à la Brède à votre retour de Rome ; nous parlerions de la belle Italie et de la forte Allemagne.

Voilà donc Voltaire qui paraît ne savoir où reposer sa tête 5  : Ut eadem tellus, quœ modo victori defuerat, deesset ad sepulturam. Le bon esprit vaut mieux que le bel esprit.

A l’égard de M. le duc de Nivernais, ayez la bonté de lui faire ma cour, quand vous le verrez à Rome, et je ne crois pas que vous ayez besoin d’une lettre particulière pour lui. Vous êtes son confrère à l’Académie, et il vous connait : cependant, si vous croyez que cela soit nécessaire, mandez-le-moi. Adieu.

De la Brède, ce 28 septembre 1753.

1 L’Impératrice venait d’accorder [à la sollicitation de l’abbé de Guasco] une croix de distinction, portant l’aigle impériale, avec le chiffre du nom de Marie-Thérèse, au chapitre de Tournai, le plus ancien des Pays-Bas, et le seul où l’on entre, faisant preuves de noblesse. (GUASCO.)

2 En vertu d’une bulle de Martin V, ce chapitre, comme plusieurs autres d’Allemagne, doit être composé de deux classes de chanoines : de nobles et de gradués. Des gens intéressés à tenir ce corps dans leur dépendance, faisaient fréquemment des brèches à la maxime établie, pour y faire entrer de leurs créatures, propres à seconder leurs vues ; c’est pour obvier aux suites des altérations faites contre l’esprit de sa constitution, que ce chapitre chargea ce député d’obtenir un diplôme de S. M. l’Impératrice, qui arrêta le cours de cet abus en fixant d’un coté les degrés de noblesse qu’on doit prouver pour être reçu dans la classe des nobles, et prescrivant de l’autre qu’il ne suffirait pas que les licenciés et docteurs eussent une patente de ces grades, qu’on achetait souvent, mais qu’ils ne seraient considérés pour tels qu’après avoir fait un cours d’étude en règle pendant cinq ans à l’université de Louvain, disposition également utile à l’encouragement des études de cette université, et au chapitre, qui en ressent déjà les effets salutaires, par le nombre de sujets distingués, qui s’y accroît tous les jours depuis. (G.)

3 Voyez la lettre CXXXI.

4 Cet ami lui avait mandé qu’il avait été fort choqué de deux propositions qu’il avait entendues. La première était, qu’à l’occasion d’un ouvrage qu’il avait fait imprimer, un seigneur lui dit qu’il ne convenait point à un homme de condition de se donner pour auteur. La seconde était d’un militaire du premier rang, dite à son frère à propos des lectures assidues qu’il faisait des livres du métier : « Les livres, lui fut-il dit, servent peu pour la guerre ; je n’en ai jamais lu, et je ne suis pas moins parvenu aux premiers gardes. » (G.)

5 Ceci a rapport à son départ de Berlin et à sa fâcheuse aventure de Francfort. (G.)

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