LETTRE LI.

A L’ABBÉ DE GUASCO.

J’ai lu, docte Abbé, votre dissertation avec plaisir, et je suis sûr que je vous mettrai sur la tête un second laurier de mon jardin 1 , si vous êtes à la Brède, comme je l’espère, lorsqu’il vous aura été décerné par l’Académie 2 . Le sujet est beau, vaste, intéressant, et vous l’avez fort bien traité. Je suis bien aise de vous voir, vous, chasser sur mes terres. Il y a deux choses dans votre dissertation que je voudrais que vous éclaircissiez : la première, c’est qu’on pourrait croire que vous mettez Carthage, après la seconde guerre punique, au rang des villes Autonomes, soumises à l’empire romain ; vous savez qu’elle continua d’être un État libre, et absolument indépendant : la seconde remarque regarde ce que vous dites du titre d’Eleutherie. Vous n’indiquez point de différence entre les villes qui prenaient ce titre, et celles qui prenaient celui d’Autonomes. Vous n’avez fait que toucher ce point, et il mériterait d’être éclairci. Vous savez qu’on dispute là-dessus, et que des savants prétendent que l’Eleutherie disait quelque chose de plus que l’Autonomie. Je vous conseille d’examiner un peu la chose, et de faire à ce sujet une addition à votre dissertation.

J’ai fait faire une berline, afin que je vous mène plus commodément à Clérac, que vous aimez tant. Nous ne disputerons plus sur l’usure 3  : et vous gagnerez deux heures par jour ; mes prés ont besoin de vous. L’Éveillé 4 ne cesse de dire : « Oh ! si M. l’abbat était ici ! » Je vous promets qu’il sera docile à vos instructions. Il fera tant de rigoles que vous voudrez 5 . Mandez-moi si je puis me flatter que vous prendrez la route de la Garonne ; parce qu’en ce cas, je profiterai d’une occasion qui se présente pour envoyer directement mon manuscrit à l’imprimeur 6 . Pour vous avoir, je vous dégage de votre parole ; aussi bien l’impression ne doit point être faite en Hollande, encore moins en Angleterre, qui est une ennemie avec laquelle il ne faut avoir de commerce qu’à coup de canon. Il n’en est pas de même des Piémontais ; car il s’en faut bien que nous soyons en guerre avec eux ; ce n’est que par manière d’acquit que nous assiégeons leurs places, et qu’ils prennent prisonniers tant de nos bataillons 7  ; vous n’avez donc point de raisons de nous quitter ; vous serez toujours reçu comme ami en Guienne. Nous nous piquerons de ne pas céder au Languedoc et à la Provence. Je vous remercie d’avoir parlé de moi al Serenissimo, très-flatté qu’il se soit souvenu que j’ai eu l’honneur de lui faire ma cour à Modène. Je vous enverrai mon livre que vous me demandez pour lui. Vous trouverez ci-joint les éclaircissements 8 peu éclaircissants que vous envoie le chapitre de Comminges. L’abbé, vous êtes bien simple de vous figurer que des gens de chapitre se donnent la peine de faire des recherches littéraires ; ce n’est pas moi, c’est mon frère, qui est doyen d’un chapitre, qui vous dit de vous mieux adresser. Que cela ne vous fasse cependant pas suspendre votre histoire de Clément V 9 . Vous l’avez promise à notre académie. Revenez, et vous y travaillerez plus à l’aise sur le tombeau de ce pape 10 . Je prétends que vous me laissiez l’article de Brunissende 11 , car je crains que vous ne soyez trop timoré pour nous en parler ; je ne vous demande que de mettre une note. Vos recherches vous feront lire des savants ; et un trait de galanterie vous fera lire de ceux qui ne le sont pas.

J’ai envoyé votre médaille 12 à Bordeaux, avec ordre de la remettre à M. de Tourny pour la remettre à M. l’intendant du Languedoc 13 . Mon cher abbé il y a deux choses difficiles, d’attraper la médaille, et que la médaille vous attrape. Adieu, je vous attends, je vous désire et vous embrasse de tout mon cœur.

De Paris, en 1746.

1 Ayant appris de Paris que l’Académie des inscriptions et belles-lettres avait décerné le prix à la dissertation, M. de Montesquieu fit faire une couronne de laurier, et pendant qu’on était à table, il la fit mettre par mademoiselle sa fille sur la tête du vainqueur, qui ne s’attendait pas à cette surprise. (GUASCO.)

2 Cette dissertation a été publiée à Avignon, en 1748, in-8º. Elle porte pour titre : Dissertation sur l’autonomie des villes et des peuples soumis à une puissance etrangère.

3 Ce correspondant de M. de Montesquieu avait composé autrefois un traité sur l’usure, suivant le système des théologiens, système contraire à celui de VEsprit des lois, et impraticable dans les pays de commerce. (G.)

4 Chef des manœuvres de la campagne de M. de Montesquieu. (G.)

5 Il avait eu bien de la peine à persuader à ces paysans de faire aller l’eau dans un pré attenant au château de la Brède, qu’il avait entrepris d’améliorer ; les paysans s’opposant par la grande raison banale que ce n’était pas la coutume du pays. (G.)

6 C’est toujours de l’Esprit des lois que parle Montesquieu.

7 Il s’agit ici de l’affaire d’Asti, où neuf bataillons français furent faits prisonniers par le roi de Sardaigne. (G.)

8 Ils regardaient l’histoire de Clément Goût, qui fut évéque de Comminges, archevêque de Bordeaux, et ensuite pape. (G.)

9 Cette histoire n’a pas encore paru, et on croit que le mauvais état où se trouve la vue de l’auteur ne lui permettra pas de l’achever. On a su qu’il en lut le premier livre à l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1749, et que cette lecture fit souhaiter de voir l’ouvrage achevé. (G.)

10 Le tombeau de ce pape est dans la collégiale d’Useste, prés de Bazas, où il fut enterré dans une seigneurie de la maison de Goût. (G.)

11 Quelques historiens ont avancé que Brunissende, comtesse de Périgord, était la maîtresse de Clément, lorsqu’il était archevêque de Bordeaux et qu’il continua de la distinguer durant son pontificat. (G.)

12 La médaille décernée par l’Académie des inscriptions.

13 Jean le Nain. (1698-1750.)

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