LETTRE LIV.

AU MÊME.

Ma lettre, à laquelle vous venez de répondre, a fait un effet bien différent que je n’attendais : elle vous a fait partir, et moi je comptais qu’elle vous ferait rester jusqu’à ce que vous eussiez reçu des nouvelles du départ de mon manuscrit ; au moins était-ce le sens littéral et spirituel de ma lettre. Depuis ce temps, ayant appris le passage du Var, je fis réflexion que vous étiez Piémontais, et qu’il était désagréable pour un homme qui ne songe qu’à ses études et à ses livres, et point aux affaires des princes, de se trouver dans un pays étranger, dans des conjonctures pareilles à celles-ci ; de sorte que vous prendriez peut-être le parti de retourner dans votre pays, surtout [sur-tout] s’il est vrai que votre bon ami, le marquis d’Orméa, est mort, ou n’a plus de crédit 1 , comme le bruit en court. Je parlai à notre ami Gendron 2 de la situation désagréable dans laquelle cela vous mettait, et il pense comme moi. Mais nous espérons qu’à la paix, vous pourrez jouir tranquillement de l’aménité de la France, que vous aimez, et où l’on vous aime. Peut-être, mon cher ami, ai-je porté mes scrupules trop loin ; sur cela vous êtes prudent et sage.

Du reste, dans la situation présente, je ne crois pas qu’il me convienne d’envoyer mon livre pour le faire imprimer ; d’autant moins que je suis incertain du parti que vous prendrez. Si vous croyez devoir rester en France, je ne doute pas que vous ne revoyiez la Garonné, et que vous ne travailliez à une autre dissertation pour remporter encore un prix à l’académie des inscriptions. Vous imiterez en cela l’abbé le Beuf 3  ; mais vous ne serez pas si bœuf que lui. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

Du Paris, le 24 décembre 1740.

1 L’un et l’autre était vrai. Lorsque je passais à Turin, on me dit que ce ministre s’apercevant que son crédit était fort baissé, tomba dans une maladie lente, et qu’il mourut au milieu des douleurs et des rugissements. (GUASCO.)

2 Sur le médecin Gendron, voyez inf. Lettre à Mgr Cerati, du 28 mars 1748, note 1.

3 L’abbé le Beuf, chanoine d’Auxerre, et depuis membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, remporta deux ou trois prix à cette académie. Ses dissertations sont pleines d’utiles recherches, mais fort pesamment écrites. (G.)

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