LETTRE LVII.

A MONSEIGNEUR CERATI.

J’ai reçu, Monsieur mon illustre ami, étant à Paris, la lettre que je dois à votre amitié. Vous ne me parlez pas de votre santé, et je voudrais en avoir pour garant quelque chose de mieux que des preuves négatives. Vous avez mis dans votre lettre un article que j’ai relu bien des fois, qui est que vous desireriez venir passer deux ans à Paris, et que vous pourriez de-là aller jusqu’à Bordeaux : voilà des idées bien agréables ; et moi je forme le projet d’aller quelque jour à Pise, pour corriger chez vous mon ouvrage ; car qui pourrait le faire mieux que vous, et où pourrais-je trouver des jugements plus sains ? La guerre m’a tellement incommodé, que j’ai été obligé de passer trois ans et demi dans mes terres ; de là je suis venu à Paris ; et si la guerre continue, j’irai me remettre dans ma coquille jusqu’à la paix. Il me semble que tous les princes de l’Europe demandent cette paix : ils sont donc pacifiques ? non, car il n’y a de princes pacifiques que ceux qui font des sacrifices pour avoir la paix, comme il n’y a d’homme généreux que celui qui cède de ses intérêts, ni d’homme charitable que celui qui sait donner : discuter ses intérêts avec une très-grande rigidité, est l’éponge de toutes les vertus. Vous ne me parlez pas de vos yeux ; les miens sont précisément dans la situation où vous les avez laissés. Enfin j’ai découvert qu’une cataracte s’est formée sur le bon œil ; et mon Fabius Maximus ; M. Gendron, me dit qu’elle est de bonne qualité, et qu’on ouvrira le volet de la fenêtre. J’ai remis cette operation au printemps prochain, pour raison de quoi je passerai ici tout l’hiver. Du reste, notre excellent homme, M. Gendron, se porte bien . « Avez-vous reçu des nouvelles de M. Cerati ? » nous disons-nous toujours. Il est aussi gai que vous l’avez vu, et fait d’aussi bons raisonnements.

A propos, je trouvai, en arrivant, Paris délivré de la présence du fou le plus incommode, et du fléau le plus terrible que j’aie vu de ma vie. Son voyage d’Angleterre m’avait permis quatre ou cinq mois de respirer à Paris ; et je ne le vis que la veille de mon départ, pour ne le revoir jamais. Vous entendez bien que c’est du marquis de LocMaria dont je veux parler, qui ennuie et excède à présent ceux qui sont en enfer, en purgatoire, ou en paradis.

L’ouvrage 1 va paraître en cinq volumes. Il y aura quelque jour un sixième de supplément ; dès qu’il en sera question, vous en aurez des nouvelles. Je suis accablé de lassitude : je compte de me reposer le reste de mes jours. Adieu, monsieur ; je vous prie de me conserver toujours votre souvenir : je vous garde l’amitié la plus tendre. J’ai l’honneur d’être, monseigneur, avec tout le respect possible, etc.

De Paris, ce 31 mars 1747.

1 L’Esprit des Lois.

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