LETTRE LVI

AU MÊME.

J’ai parlé à M. de Boze ; il m’a renvoyé assez rudement et assez maussadement, et m’a dit qu’il ne se mêlait pas de ces choses-là ; qu’il fallait s’adresser à M. Fréret 1 et à M. le comte de Maurepas ; que c’était la chimère de ceux qui avaient gagné un prix, de croire qu’on les recevrait d’abord à l’académie. Je ne sais pas s’il n’aurait pas quelqu’autre en vue. Je parlai le même jour à M. Duclos, qui me paraît d’assez bonne volonté ; mais c’est un des derniers. Or, vous ne pouvez avoir M. de Maurepas, que par la duchesse d’Aiguillon, votre muse favorite 2 . Vous savez que je suis brouillé avec M. Fréret ; vous ferez donc bien d’écrire à madame d’Aiguillon ; si je le lui propose, il est sûr et très-sûr qu’elle n’en fera rien ; mais si vous écrivez, elle m’en parlera, et je lui dirai des choses qui pourront l’engager. Si vous gagnez encore un prix, cela applanira les difficultés. Le père Desmolets m’a dit que vous travailliez ; moi je travaille de mon côté, mais mon travail s’appesantit.

Le chevalier Caldwel m’a écrit que vous étiez tenté d’aller avec lui en Égypte ; je lui ai mandé que c’était pour aller voir vos confrères les Momies. Son aventure de Toulouse est bien risible 3  ; il paraît que dans cette ville-là on est aussi fanatique en fait de politique, qu’en fait de religion.

Faites, je vous prie, mes respectueux complimens à M. le premier président Bon 4  ; la première chose physique que j’ai vue en ma vie, c’est un écrit sur les araignées, fait par lui. Je l’ai toujours regardé comme un des plus savants personnages de France ; il m’a toujours donné de l’émulation, quand j’ai vu qu’il joignait tant de connaissances de son métier, avec tant de lumières sur le métier des autres : remerciez-le bien des bontés qu’il me fait l’honneur de me marquer.

J’ai eu aussi l’honneur de connaître M. le Nain 5 à la Rochelle, où j’étais allé voir M. le comte de Matignon. Je vous prie de vouloir bien lui rafraîchir la mémoire de mon respect. On dit ici qu’il a chassé les ennemis de Provence par ses bonnes dispositions économiques, et que nous lui devons l’huile de Provence. Votre lettre-de-change n’est point encore arrivée, mais un avis seulement. Vous voyez bien que vous êtes vif, et que vous avez envoyé M. Jude à perte d’haleine, pour une chose qu’il pouvait faire avec toute sa gravité. Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur.

De Paris, le 1er mars 1747.

1 Alors secrétaire perpétuel de l’Académie. (GUASCO.)

2 C’est à elle qu’il avait dédié la traduction des Satires russes du prince Cantimir sous le nom de Mad. ***, parce qu’elle était fort liée avec le prince Cantimir, et que c’est à sa réquisition que l’on avait fait la traduction française de ses satires. (G.)

3 Le chevalier Caldwel, Irlandais, s’étant arrêté à Toulouse, s’amusait à aller prendre des petits oiseaux hors de la ville. Comme on le voyait sortir tous les matins de bonne heure, et rôder autour de la ville avec un petit garçon, tenant souvent du papier et un crayon en main, les Capitouls soupçonnèrent qu’il pourrait bien s’occuper à en lever le plan, dans un temps où l’on était en guerre avec l’Angleterre. On l’arrêta en conséquence ; et comme, en fouillant dans ses poches, on lui trouva un dessin, qui était celui de la machine avec laquelle il apprenait à prendre les oiseaux, et plusieurs cartes avec un catalogue de mots qui étaient les noms des oiseaux qu’on n’entendait pas parce qu’ils étaient écrits en anglais, on ne douta pas que tout cela n’eût rapport à l’entreprise supposée, et on le mit aux arrêts, jusqu’à ce qu’il eût fait connaître son innocence, la bêtise du soupçon, et jusqu’à ce que quelqu’un eût répondu de lui. Nota, que Toulouse n’est point fortifiée. (G.).

4 Premier président de la Cour des aides de Montpellier, conseiller d’État et de l’Académie des sciences, qui trouva le secret de faire filer des toiles d’araignée, d’en faire des bas. et d’en extraire des gouttes égales à celles d’Angleterre contre l’apoplexie. Il découvrit aussi le moyen de rendre utiles les marrons d’Inde, pour en nourrir des pourceaux et en faire de la poudre ; il avait un cabinet d’antiquités fort curieux. (G.) Né à Montpellier en 1678. mort à Narbonne en 1761.

5 Intendant du Languedoc. (G.)

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