LETTRE LXXII.

A M. LE GRAND PRIEUR SOLAR,

AMBASSADE DE MALTE A ROME 1 .

Monsieur, mon illustre Commandeur, votre lettre a mis la paix dans mon âme, qui était barbouillée d’une infinité de petites affaires que j’ai ici. Si j’étais à Rome avec vous, je n’aurais que des plaisirs et des douceurs, et je mettrais même au nombre des douceurs toutes les persécutions que vous me feriez. Je vous assure bien que si le destin me fait entreprendre de nouveaux voyages, j’irai à Rome ; je vous sommerai de votre parole, et je vous demanderai une petite chambre chez vous. Rome antica e moderna m’a toujours enchanté ; et quel plaisir que celui de trouver ses amis dans Rome ! Je vous dirai que le marquis de Breil s’est souvenu de moi ; il s’est trouvé à Nice avec M. de Sérilly : ils m’ont écrit tous deux une lettre charmante. Jugez quel plaisir j’ai eu de recevoir les marques d’amitié d’un homme que vous savez que j’adore. Je lui mande que si j’habitais le Rhône comme la Garonne, j’aurais été le voir à Nice. Je ne suis pas surpris de voir que vous aimiez Rome ; et si j’avais des yeux, j’aimerais autant habiter Rome que Paris. Mais comme Rome est toute extérieure, on sent continuellement des privations, lorsqu’on n’a pas des yeux,

Le départ de M. de Mirepoix et de M. le duc de Richemont est retardé. On a dit à Paris, que cela venait de ce que le roi d’Angleterre ne voulait pas envoyer un homme titré, si on ne lui en envoyait un. Ce n’est pas cela. La haute naissance de M. de Mirepoix le dipense du titre 2  ; et le feu empereur Charles VI, qui avait pour ambassadeur M. le prince de Lichtenstein, n’eut point cette délicatesse sur M. de Mirepoix. La vraie raison est que le duc de Richemont n’est pas content de l’argent qu’on veut lui donner pour son ambassade ; de plus la duchesse de Richemont est malade, et le duc, qui l’adore, ne voudrait pas la quitter, et passer la mer sans elle.

Nos négociants disent ici que les négociations entre l’Espagne et l’Angleterre vont fort mal ; on n’est pas même convenu du point principal qui occasionna la guerre ; je veux dire, la manière de commercer en Amérique, et les 90,000 livres sterling pour le dédommagement des prises faites. De plus, on dit qu’en Espagne, on fait aux vaisseaux anglais nouvellement arrivés, difficultés sur difficultés. Remarquez que je vous dis de belles nouvelles pour un homme de province, et que vous aurez beaucoup de peine à me payer cela en préconisations et en congrégations. Le commerce de Bordeaux se rétabli un peu, et les Anglais ont eu même l’ambition de boire de mon vin cette année ; mais nous ne pouvons nous bien rétablir qu’avec les îles de l’Amérique, avec lesquelles nous faisons notre principal commerce.

Je suis bien aise que vous soyez content de l’Esprit des Lois. Les éloges que la plupart des gens pourraient me donner là-dessus flatteraient ma vanité ; les vôtres augmenteraient mon orgueil, parce qu’ils sont donnés par un homme dont les jugements sont toujours justes 3 , et jamais téméraires. Il est vrai que le sujet est beau et grand ; je dois bien craindre qu’il n’eut été beaucoup plus grand que moi ; je puis dire que j’y ai travaillé toute ma vie. Au sortir du collège, on me mit dans les mains des livres de droit ; j’en cherchai l’esprit ; j’ai travaillé, je ne faisais rien qui vaille. Il y a vingt ans que je découvris mes principes ; ils sont très-simples ; un autre qui aurait autant travaillé que moi, aurait fait mieux que moi ; mais j’avoue que cet ouvrage a pensé me tuer ; je vais me reposer ; je ne travaillerai plus.

Je vous trouve fort heureux d’avoir à Rome M. le duc de Nivernais 4  : il avait autrefois de la bonté pour moi ; il n’était pour lors qu’aimable ; ce qui doit me piquer, c’est que j’ai perdu auprès de lui à mesure qu’il est devenu plus raisonnable. M. le duc de Nivernais a auprès de lui un homme qui a beaucoup de mérite et de talent ; c’est M. de la Bruère 5 . Je lui dois un remerciement ; si vous le voyez chez M. le duc de Nivernais, je vous prie de vouloir bien le lui faire pour moi.

Vous voyez bien qu’il n’est point question de V. E. et que vous n’aurez pas à me dire : « Que diable ! avec V. E. » J’ai l’honneur de vous embrasser mille fois.

Ce 7 mars 1749.

1 Antoine-Maurice Solar, grand prieur de Lombardie, ne en 1682, mort en 1762. Après avoir pris une part très active aux négociations avec la France, pour l’accession de l’Espagne au traité de Turin de 1733, poursuivies jusqu’à la conclusion des préliminaires du 3 octobre 1735, le grand prieur Solar fut nommé ambassadeur de Sardaigne près S. M. T. C. (SCLOPIS.)

2 Il était alors marquis, et fut fait duc et pair après son ambassade d’Angleterre. (GUASCO.)

3 J’ai appris à Turin que lorsque celui-ci (M. de Solar), eut lu la première fois l’Esprit des Lois, il dit : « Voilà un livre qui opérera une révolution dans les esprits en France. » C’est une des preuves que ses jugements étaient justes. (G.)

4 Mazarini-Mancini, duc de Nivernais (1716-1798), était alors ambassadeur de France à Rome.

Auteur de fables ingénieuses imprimées chez Didot jeune, en 1796, et de mélanges piquants de littérature dont cet aimable Nestor a embelli notre crépuscule littéraire en 1797. (Note de l’édition Dalibon, 1827.)

5 Auteur de la Vie de Charlemagne et de plusieurs ouvrages faits pour le théâtre, tels que la comédie des Mécontents [et trois opéras intitulés les Voyages de l’Amour, Dardanus, Érigone et le Prince de Noisy. ] Il mourut en 1755, de la petite vérole, à Rome, où il était resté chargé des affaires de France et fut extrêmement regretté de tout le monde. [Il avait le privilége du Mercure de France 6 .]

6 Ces additions sont prises de l’édition des Lettres familières, Florence (Paris), 1767.

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