LETTRE LXXV 1 .

A M. GRATIEN DE SECONDAT 2 .

Mon cher cousin, vous aurez déjà appris la mort de M. de Rochefort, et cela me fait une vraie peine ; il vous a nommé tuteur ; je crois, mon cher cousin, que vous pouvez très-bien, sans quitter le service, accepter cette tutelle, d’autant qu’elle vous est déférée de la manière du monde la moins onéreuse, et qui prouve le plus l’estime et la confiance que votre pauvre frère avait pour vous.

Mon cher cousin, les biens de vos neveux sont très-aisés à régir ; ils se peuvent tous affermer ; vous pouvez charger les fermiers des réparations, et il vous sera très-facile de trouver des fermiers très-solvables, en donnant les fermes à un prix raisonnable. Un honnête homme ne court jamais de risque à prendre une tutelle. Vous pourrez mettre les enfants en pension ; toute votre peine sera de retirer, ou faire retirer et garder toutes les quittances. Le temps va même venir que vous pourrez appeler votre neveu auprès de vous ; et il aura auprès de vous une éducation que personne n’est plus capable de lui donner ; et vous savez qu’à Agen cette éducation ne serait pas bien bonne.

Je crois donc, mon cher cousin, que vous devez demander un congé à cette occasion pour venir régler vos affaires et celles de vos neveux, et que vous pouvez à merveille faire tout cela sans quitter le service. Je vous donne, mon cher cousin, des conseils que je prendrais pour moi-même ; je n’en sais pas donner d’autres. Quelle satisfaction sera-ce pour vous, vous qui aimez votre famille, et qui avez toutes sortes de bonnes qualités, de pouvoir vous rendre à vous-même ce témoignage que vous en êtes le restaurateur, et que non-seulement vous avez conservé à vos neveux leurs biens, mais que même vous les avez mis en état de se procurer leur avancement, et de pouvoir travailler à acquérir de l’honneur. Les honnêtes gens, dans ce monde, ne vivent pas pour eux seuls ; c’est le lot des âmes communes de ne songer qu’à soi.

Je vous prie, mon cher cousin, de croire qu’il n’y a que l’amitié qui m’a dicté cette lettre, et que sans cette amitié, vous ne l’auriez pas reçue. Je vous embrasse de tout mon cœur.

MONTESQIEU.

A La Brède, ce 7 juin 1749.

1 Archives de la Gironde, tome VI. Lettre tirée des archives de M. Gérard West, et communiquée par M. Tamisey de la Roque.

2 Gratien de Secondat, mort à Agen en 1786, à l’âge de soixante-seize ans. Il était fils de Godcfroy de Secondat de Roques, baron de Roquefort et de Louise de Raymond. Il eut quatre filles : la première épousa le comte Joseph de Raymond, la seconde M. de Godailh, la quatrième M. West, la troisième ne fut point mariée.

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