LETTRE LXXVII.

BILLET AU MÊME.

A SON LOGIS.

Monsieur d’Estoutevilles 1 , mon cher Abbé, me persécute pour que je vous engage de lui accorder une heure fixe tous les soirs, pour achever la lecture et la correction de sa traduction de Dante. Il promet de s’en rapporter à vous pour tous les changements 3 que vous jugerez à propos qu’il fasse ; et il ne vous demande grâce que pour sa préface 4  ; vous savez qu’il a son style particulier, auquel il ne renonce pas, même quand il parle aux ministres 5 . Marquez-moi ce que je dois lui répondre ; il viendra chez vous tous les soirs, jusqu’à ce que la lecture soit terminée. Bon soir.

De Paris, en 1749.

1 Le comte Colbert d’Estoutevilles, petit-fils du grand Colbert, homme d’esprit, mais tourné à la singularité, conçut le projet de traduire le Dante en français ; il avait depuis longtemps exécuté ce projet par une traduction en prose, sur laquelle il se réservait de consulter quelque Italien ; cette traduction n’a pas été imprimée 2 . (GUASCO.)

2 Elle a paru en 1796 ; c’est la première traduction complète de la Divine Comédie. Moutonnet et Rivarol n’avaient traduit que l’Enfer.

3 Ce traducteur avait inséré beaucoup de pensées et de choses, tirées des commentaires de ce poëte, et il n’était pas toujours docile dans les corrections à faire ; ce qui avait fait abandonner cette lecture. (G.)

4 Elle est fort singulière et fort courte. Il dit que, dans son enfance, sa mie lui a souvent parlé de paradis, d’enfer et de purgatoire, sans lui en donner aucune idée ; qu’avancé en âge, ses précepteurs lui ont souvent répété les mêmes choses sans l’éclairer davantage ; que, dans l’âge mûr, il a consulté différents théologiens et qu’ils l’ont laissé dans la même obscurité ; mais qu’ayant fait un voyage en Italie, il a trouvé que le premier poête de cette nation était le seul qui l’eût satisfait sur la nature de ces trois demeures de l’autre monde ; ce qui l’avait déterminé de le traduire en français pour être utile à ses concitoyens. (G.)

5 Il demandait un jour quelque chose à M. de Chauvelin, alors garde des sceaux, touchant le procès qu’il avait pour le duché d’Estoutevilles qu’on lui contestait ; ce ministre s’était servi de ces termes en lui parlant : « Monsieur, je dois vous dire que ni le roi, ni M. le cardinal, ni moi, n’y consentirons jamais. » A quoi M. d’Estoutevilles répliqua sur-le-champ : « Ma foi, monsieur, voilà deux beaux pendants que vous donnez au roi : M. le cardinal et vous. Je suis fils et petit-fils de ministres, mais si mon père ou mon grand-père eussent tenu un pareil propos, on les eût mis aux Petites-Maisons. » Et il se retira. (G.)

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