LETTRE XCII 1 .

AU GRAND-PRIEUR SOLAR

A TURIN.

Votre Excellence a beau dire, je ne trouve pas les excuses que vous m’apportez de la rareté de vos lettres assez bonnes pour vous la pardonner ; et c’est parce que je ne trouve pas vos raisons assez bonnes, que je vous écris en cérémonie pour me venger.

Je vous dirai pour nouvelle que l’on vient d’exiler un conseiller de notre parlement, parce qu’il a prêté sa plume à coucher les remontrances que le corps a cru devoir faire au roi ; et ce qu’il y a de plus incroyable encore, est que l’exil a été ordonné sans qu’on ait même lu les remontrances.

L’abbé de Guasco est de retour de son voyage de Londres, dont il est fort content. Il se loue beaucoup de M. et de Madame de Mirepoix, à qui vous l’aviez recommandé : il dit qu’ils sont fort aimés dans ce pays-là. Notre abbé, enthousiasmé du succès de l’inoculation, dont il s’est donné la peine de faire un cours à Londres, s’est avisé de la prôner un jour en présence de Madame la duchesse du Maine, à Sceaux, mais il en a été traité comme les apôtres qui prêchent des vérités inconnues. Madame la duchesse se mit en fureur, et lui dit qu’on voyait bien qu’il avait contracté la férocité des Anglais, et qu’il était honteux qu’un homme de son caractère soutînt une thèse aussi contraire à l’humanité. Je crois que son apostolat ne fera pas fortune à Paris 2 . En effet, comment se persuader qu’un usage asiatique qui a passé en Europe par les mains des Anglais, et nous est prêché par un étranger, puisse être cru bon chez nous qui avons le droit exclusif du ton et des modes ? L’abbé compte de faire un voyage en Italie au printemps prochain : il me charge de vous dire qu’il se fait d’avance un grand plaisir de vous trouver à Turin. Je voudrais bien pouvoir me flatter de le partager avec lui ; mais je crois que mon vieux château et mon cuvier me rappelleront bientôt dans ma province ; car, depuis la paix, mon vin fait encore plus de fortune en Angleterre qu’en a fait mon livre. Je vous prie de dire les choses les plus tendres de ma part à M. le marquis de Breil, et de me donner bientôt des nouvelles des deux personnes que j’aime et que je respecte le plus à Turin.

1 Cette lettre a été publiée pour la première fois dans l’édition parisienne des Lettres familières (Florence-Paris), 1767.

2 Ce ne fut en effet qu’après le voyage que M. de La Condamine fit à Londres, peu d’années après, qu’on vit, à Paris, les premiers essais de l’inoculation. Cet académicien ne se borna pas à faire verbalement des rapports de ses observations sur cette pratique ; mais il les mit par écrit et les communiqua au public, le mettant par là en état d’y réfléchir, et de se persuader de la réalité des avantages qu’on retirerait de cette pratique, néanmoins encore combattue par la déraison du préjugé, et la cabale de bien des médecins. (Note de la première édition.)

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