LETTRE XCIII.

A L’ABBÉ VENUTI.

Mon cher Abbé, je ne vous ai point encore remercié de la place distinguée que vous m’avez donnée dans votre Triomphe 1  ; vous êtes Pétrarque, et moi pas grand’chose. M. Tercier 2 m’a écrit pour me prier de vous remercier de sa part de l’exemplaire que je lui ai envoyé, et de vous dire que M. de Puylsieux avait reçu le sien avec toute sorte de satisfaction 3 . Comme il n’en est venu ici que très-peu d’exemplaires, je ne pourrai pas encore vous marquer le succès de l’ouvrage ; mais j’en ai ouï dire du bien, et il me paraît que c’est de la belle poésie.

Et te fecere poetam
Pierides 4 .

Je ne puis pas m’accoutumer, mon cher Abbé, à penser que vous n’êtes plus à Bordeaux : vous y avez laissé bien des amis qui vous regrettent beaucoup : je vous assure que je suis bien de ce nombre. Écrivez-moi quelquefois. J’exécuterai vos ordres à l’égard d’Huart, et du recueil de vos dissertations : vous vous mettez très-fort à la raison, et il doit sentir votre générosité. Je verrai M. de la Curne : je ferai parler à l’abbé Le Beuf ; et, s’il n’est point un bœuf, il verra qu’il y a très-peu à corriger à votre dissertation. Le président Barbot 5 devrait bien vous trouver la dissertation perdue, comme une épingle, dans la botte de foin de son cabinet. Effectivement il est bien ridicule d’avoir fait une incivilité à Madame de Pontac, en faisant tant valoir une augmentation de loyer que nous ne toucherons point, et d’avoir si mal fait les affaires de l’académie 6 . Envoyez-moi ce que vous voulez ajouter aux dissertations que j’ai. Adieu, mon cher Abbé ; je vous salue et embrasse de tout mon cœur.

De Paris, le 30 octobre 1750.

1 L’ouvrage de M. l’abbé Venuti, dont parle M. de Montesquieu, est intitulé, il Trionfo litterario della Francia (le Triomphe littéraire de la France). Rappelé dans sa patrie, M. l’abbé Venuti craignit qu’on ne l’accusât d’ingratitude, si, en quittant la France, il ne laissait aucun monument de sa reconnaissance pour tous les agréments qu’il y avait trouvés, et de son admiration pour les grands génies qu’elle renferme dans son sein. C’est dans cette vue qu’il a composé son poëme en plusieurs chants, où il donne des éloges auxquels l’amitié a bien autant de part que le vrai mérite. Quoi qu’il en soit, on ne refuse pas de souscrire à ce qu’il dit de M. de Montesquieu : « Si une âme aussi grande, dit-il, se fût trouvée dans le sénat latin, la liberté romaine vivrait encore à la honte des tyrans. Son nom surpassera la durée du roc Tarpéien ; et sa gloire ne périra point tant que Thémis dictera ses oracles sur les bancs français, et que les dieux conserveront à l’homme le den de la pensée. » Tel est le sens du compliment que l’abbé Venuti a fait à M. de Montesquieu dans son poëme italien, et dont M. de Montesquieu le remercie dans cette lettre. (Édition parisienne de 1767.)

2 L’un des premiers commis du bureau des affaires étrangères, et fort savant académicien de Paris, le même qui essuya depuis tant de mortifications, pour avoir, en qualité de censeur royal, donné son approbation pour l’impression du livre de l’Esprit. (GUASCO.)

Il est mort, il y a environ un an. — Édition parisienne de 1767.

3 Le poëme de l’abbé Venuti était dédié à M. de Puylsieux, alors ministre des affaires étrangères.

4 Virg., Eci., IX, 32.

5 Secretaire perpétuel de l’académie de Bordeaux, homme d’un esprit trés-aimable, et d’une vaste littérature, mais très-irrésolu lorsqu’il s’agit de travailler et de publier quelque chose : ce qui fait que les mémoires de cette académie sont fort arriérés, et que nous sommes privés d’excellents morceaux de cet écrivain, qui sont enfouis dans son vaste cabinet.(GUASCO.)

6 Il entend parler des affaires littéraires, parce que ce secrétaire de l’académie n’avait jamais voulu se donner la peine de réduire ses mémoires, et en faire part au public. (GUASCO.)

Share on Twitter Share on Facebook