LETTRE XCV 1 .

A L’ABBÉ COMTE DE GUASCO.

Mon cher Abbé, il est bon d’avoir l’esprit bien fait, mais il ne faut pas être la dupe de l’esprit des autres. M. l’intendant 2 peut dire ce qui lui plaît : il ne saurait se justifier d’avoir manqué de parole à l’Académie, et de l’avoir induite en erreur par de fausses promesses. Je ne suis pas surpris que, sentant ses torts, il cherche à se justifier ; mais vous, qui avez été témoin de tout, ne devez point vous laisser surprendre par des excuses qui ne valent pas mieux que ses promesses. Je me trouve trop bien de lui avoir rendu son amitié, pour en vouloir encore. A quoi bon l’amitié d’un homme en place, qui est toujours dans la méfiance, qui ne trouve juste que ce qui est dans son système, qui ne sait jamais faire le plus petit plaisir, ni rendre aucun service ? Je me trouverai mieux d’être hors de portée de lui en demander, ni pour les autres, ni pour moi ; car je serai délivré par là de bien des importunités :

Dulcis inexpertis cultura potentis amici :
Expertus metui 3 .

Il faut éviter une coquette qui n’est que coquette et ne donne que de fausses espérances. Voilà mon dernier mot. Je me flatte que notre duchesse 4 entrera dans mes raisons ; son franc-alleu n’en ira ni plus ni moins.

Je suis très-flatté du souvenir de M. l’abbé Oliva 5 . Je me rappelle toujours avec délices les moments que je passai dans la société littéraire de cet Italien éclairé, qui a su s’élever au-dessus des préjugés de sa nation. Il ne fallut pas moins que le despotisme et les tracasseries d’un Père Tournemine pour me faire quitter une société dont j’aurais voulu profiter. C’est une vraie perte pour les gens de lettres que la dissolution de ces sortes de petites académies libres, et il est fâcheux pour vous que celle du Père Desmolets 6 soit aussi culbutée. J’exige que vous m’écriviez encore avant votre départ pour Turin, et je vous somme d’une lettre dès que vous y serez arrivé. Adieu.

A Paris, 5 décembre 1750.

1 Publiée pour la première fois dans l’édition parisienne, 1767, p. 208.

2 M. de Tourny.

3 HORAT. Epist., lib. I, ep. XVIII, v. 86.

4 La duchesse d’Aiguillon.

5 Bibliothécaire du cardinal de Rohan à l’hôtel de Soubise, chez qui s’assemblaient, un jour de la semaine, plusieurs gens de lettres, pour converser sur des sujets littéraires. Montesquieu, dans le premier voyage qu’il fit à Paris, fréquentait cette société, mais, trouvant que le Père Tournemine y voulait dominer, et obliger tout le monde à se plier à ses opinions, il s’en retira peu à peu, et n’en cacha pas la raison. Depuis lors, le Père Tournemine commença à lui faire des tracasseries dans l’esprit du cardinal de Fleury, au sujet des Lettres persanes. On a entendu conter à Montesquieu que, pour s’en venger, il ne fit jamais autre chose que de demander à ceux qui lui en parlaient : Qui est-ce que le P. Tournemine ? je n’en ai jamais entendu parler : ce qui piquait beaucoup ce jésuite, qui aimait passionnément la célébrité. (Note de la première édition.)

6 On a plusieurs volumes de fort bons mémoires littéraires lus dans cette société, recueillis par ce bibliothécaire de l’Oratoire, chez qui s’assemblaient ceux qui en sont les auteurs. Les jésuites, ennemis des PP. de l’Oratoire, ayant peint ces assemblées, quoique simplement littéraires, comme dangereuses, à cause des disputes théologiques du temps, elles furent dissoutes, non sans un préjudice réel pour le progrès de la littérature. (Note de la première édition.)

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