LETTRE XCVI.

A M. L’ABBÉ VENUTI.

A BORDEAUX.

Il ne faut point vous flatter, mon cher Abbé, que l’abbé de Guasco vous écrive de sa main triomphante ; mais si vous étiez ex-ministre des affaires étrangères, il irait dîner chez vous pour vous consoler 1 . Le pauvre homme promène son œil sur toutes les brochures, prodigue son mauvais estomac pour toutes les invitations de dîners d’ambassadeurs, et ruine sa poitrine au service de son Cantimir et de son Clément V ; ce qui n’empêche pas qu’on ne trouve son Cantimir très-froid ; mais c’est la faute de feu son Excellence.

Il n’y a aucune apparence que j’aille en Angleterre, il y en a une beaucoup plus grande que j’irai à la Brède. J’écris une lettre de félicitation au président de la Lane sur sa réception à l’académie. Bonardi, le président de cette académie, qui est venu me raconter tous les dîners qu’il a faits depuis son retour, chez tous les beaux esprits qui dînent, avec la généalogie 2 des dîneurs, m’a dit qu’il adresserait sa première lettre à notre nouvel associé ; et je pense que vous trouverez que cela est dans les règles. Je vois que notre académie se change en société de francs-maçons, excepté qu’on n’y boit ni qu’on ni chante : mais on y bâtit, et M. de Tourny est notre roi Hiram qui nous fournira les ouvriers ; mais je doute qu’il nous fournisse les cèdres.

Je crois que le prince de Craon est actuellement à Vienne ; mais il va arriver en Lorraine ; et si vous m’envoyez votre lettre, je la lui ferait tenir. Il faut bien que je vous donne des nouvelles d’Italie sur l’Esprit des Lois. M. le duc de Nivernais en écrivit il y a trois semaines à M. de Forcalquier, d’une manière que je ne saurais vous répéter sans rougir. Il y a deux jours qu’il en reçut une autre, dans laquelle il mande que, dès qu’il parut à Turin, le roi de Sardaigne le lut. Il ne m’est pas non plus permis de répéter ce qu’il en dit : je vous dirai seulement le fait ; c’est qu’il le donna pour le lire à son fils le duc de Savoie, qui l’a lu deux fois : le marquis de Breil me mande qu’il lui a dit qu’il voulait le lire toute sa vie. Il y a bien de la fatuité à moi de vous mander ceci ; mais comme c’est un fait public, il vaut autant que je le dise qu’un autre ; et vous concevez bien que je dois aveuglément approuver le jugement des princes d’Italie. Le marquis de Breil me mande que S. A. R. le duc de Savoie a un génie prodigieux, une conception et un bon sens admirables.

Huart, libraire, voudrait fort avoir la traduction en vers latins du docteur Clansy 3 , du commencement du Temple de Gnide, pour en faire un corps avec la traduction italienne 4 et l’original : voyez lequel des deux vous pourriez faire, ou de me faire copier ces vers, ou d’obtenir de l’académie de m’envoyer l’imprimé, que je vous renverrais ensuite.

A propos, le portrait 5 de madame de Mirepoix a fait à Paris et à Versailles une très-grande fortune : je n’y ai point contribué pour la ville de Bordeaux, car j’avais détaché l’abbé de Guasco pour en dire du mal. Vous, qui êtes l’esprit de tous les esprits, vous devriez le traduire, et j’enverrais votre traduction à madame de Mirepoix à Londres. Je n’en ai point de copie, mais le président Barbot l’a, ou bien M. Dupin. Vous savez que tout ceci est une badinerie qui fut faite à Lunéville pour amuser une minute le roi de Pologne.

J’oubliais de vous dire que tout est compensé dans ce monde. Je vous ai parlé des jugements de l’Italie sur l’Esprit des Lois. Il va paraître à Paris une ample critique faite par M. Dupin, fermier général. Ainsi me voilà cité au tribunal de la maltôte, comme j’ai été cité à celui du Journal de Trévoux. Adieu, mon cher abbé. Voilà une épître à la Bonardi 6 . Je vous salue et embrasse de tout mon cœur.

Ne soyez point la dupe de la traduction, car, si l’esprit ne vous en dit rien, il ne vaut pas la peine que vous y rêviez un quart d’heure.

De Paris 7 .

1 Le marquis d’Argenson, ci-devant ministre des affaires étrangères, après sa démission, donnait à dîner à ses confrères tous les jours d’assemblée d’académie, se dédommageant ainsi de son désœuvrement avec les gens de lettres, et M. l’abbé de Guasco, qui venait d’être reçu à l’académie des inscriptions, avait été mis au nombre des convives. (GUASCO.)

2 Plaisanterie allusive à l’étude particulière qu’un seigneur de Languedoc a faite de la généalogie de toutes les familles, et qui fait le sujet ordinaire des entretiens qu’il a avec les gens de lettres. L’abbé Bonardi. dans sa tournée, avait été visiter ce seigneur dans son château, et s’était fort enrichi d’érudition généalogique, dont il ne manquait pas de faire étalage à son retour à Paris ; et il allait quelquefois en favoriser M. de Montesquieu : ce qui l’ennuyait beaucoup, et lui faisait perdre des heures précieuses. (G.)

3 Savant Anglais, entièrement aveugle, excellent poëte latin, qui, pendant le séjour qu’il fit à Paris, entreprit la traduction du Temple de Gnide en vers latin », mais dont il ne donna que le premier chant et une partie du second. (GUASCO.)

4 Ouvrage de M. l’abbé Venuti (GUASCO). Il a été fait une autre traduction en italien du Temple de Gnide, par M. Vespasiano ; celle-ci a été imprimée avec le texte original en regard à Paris en 1766, in-12, chez Prault.

5 Ce portrait en vers, fait par Montesquieu, se trouve parmi les poésies. L’abbé Venuti a traduit cette pièce en vers italiens. (V. sup. p. 197.)

6 On a déjà parlé, dans une note, de cet écrivain fort versé dans l’histoire de la littérature moderne de France, mais fort prolixe dans ses écrits et dans ses lettres. Il est mort en laissant quantité de manuscrits sur les auteurs anonymes et pseudonymes, ouvrage qu’il entreprit après qu’il fut exclu de la Sorbonne avec quantité des plus éclairés docteurs de ce corps, pour la cause de l’appel au sujet de la bulle Unigenitus. (GUASCO.)

7 Comme cette lettre n’est point datée, nous l’avons mise à la fin de l’année 1750 ; mais comme il est question de l’entrée de Guasco à l’Académie des inscriptions, entrée qui eut lieu à la fin de 1749 , la lettre est peut-être des premiers mois de l’année 1750.

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