LETTRE XCVII 1 .

LE DUC DE NIVERNOIS, AMBASSADEUR A ROME, AU PRÉSIDENT DE MONTESQUIEU.

Nous venons, monsieur, d’essuyer encore une bourrasque de la part de la Congrégation de l’Index, au sujet de l’Esprit des Lois.

Il se tint, la semaine passée, une congrégation. Je sus qu’il devait y être jugé, et qu’il n’y avait aucun moyen de retarder l’examen. Dans cette circonstance j’ai réclamé la protection que Sa Sainteté 2 avait promise quand j’eus l’honneur de lui présenter vos ouvrages. J’ai fait valoir la disposition que vous avez déjà montrée à corriger les endroits qui blessaient, l’occupation que vous avait donnée, et l’examen du clergé, qui a été suivi d’un jugement favorable, et celle que vous donne la Sorbonne, de qui on a tout lieu d’espérer que vous recevrez un traitement aussi avantageux ; ce qui vous avait empêché jusqu’à présent de penser aux arrangements à prendre avec ce pays-ci ; et M. le cardinal Valenti, par qui j’ai fait passer ces représentations au pape, étant fort bien disposé, ainsi que Sa Sainteté, j’ai obtenu ordre à la congrégation de ne pas proposer le livre, s’il n’était déjà mis sur la liste des livres à juger, qu’on intime avant la congrégation ; ou, s’il y était, et qu’en conséquence il fallut nécessairement qu’il fût examiné, défense de rien statuer.

Nous avons été dans le dernier cas, et je crois que le résultat de ce premier examen sera de nommer un nouvel examinateur.

Je ne dois pas vous dissimuler que dans la congrégation tous les avis n’ont pas été favorables ; mais vous avez un avocat dont le suffrage est considérable à tous égards : c’est le cardinal Querini, préfet de la congrégation de l’Index, de qui sûrement vous connaissez la vaste érudition. Il ne put pas aller à la congrégation ; mais il n’a point caché que, s’il y eût été, il eût opiné en votre faveur, et qu’il avait été satisfait de votre réponse imprimée 3 . Je fais de mon mieux pour l’entretenir dans ces sentiments favorables, qui peuvent vous être fort utiles, cette Excellence étant fort en état de défendre son opinion et de l’autoriser même auprès des autres juges.

Malgré cela, je suis fort éloigné d’oser vous répondre de rien ; ce que je sais, c’est qu’il est fort apparent ici qu’on ne se fût jamais avisé de soi-même de vouloir censurer votre ouvrage, si l’on n’y eût été excité d’ailleurs ; et sans avoir de connaissance précise là-dessus, mon opinion et celle de plusieurs gens éclairés est que la dénonciation est venue de la France.

Tout ce que je pourrai faire, soit pour retarder la conclusion, soit pour procurer un jugement favorable, sera fait avec tout l’empressement que j’aurai toujours, dès qu’il s’agira de chose qui vous touche.

Nous avons actuellement trois mois de répit sûr ; car, d’ici à ce temps, il n’y aura point de congrégation.

J’ai cru faire bien dans ces circonstances de lever l’empêchement que j’avais mis à la publication de l’édition de Naples, et j’ai prié M. d’Arthenay, chargé des affaires du Roi depuis le départ de M. de l’Hospital, de ne s’y plus opposer.

Vous trouverez peut-être ce détail bien long, mais j’ai voulu vous dire tout, et ne rien vous laisser ignorer. Vous connaissez, monsieur, le sincère et inviolable attachement avec lequel, etc.

Rome, le 23 décembre 1750.

1 Œuvres posthumes du duc de Nivernais. Paris 1807. 2 vol in-8º.

2 Benoît XIV.

3 La Défense de l’Esprit des Lois.

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